Des mots et des couleurs :
la mer Rouge sur les cartes médiévales

- Dominique Donadieu-Rigaut
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Fig. 2. Mappa Mundi, psautier anglais

       Ce cartouche jaune correspond ainsi à une grande île [22] de l’Océan Indien. Sa présence au cour de la mer Rouge pourrait paraître incongrue mais elle reflète en fait les « contradictions » des géographes antiques, reprises sans harmonisation par la culture médiévale. En effet, pour Hérodote, la mer Erythrée désigne systématiquement l’Océan indien : c’est dans cette acception qu’il emploie l’expression une dizaine de fois au livre II de ses Histoires, entièrement consacré à la description de l’Egypte [23]. Pour Pline l’Ancien en revanche, les contours de la mer Rouge semblent plus incertains : au chapitre 28 du livre VI, sa description correspond à peu près à l’espace maritime que nous nommons « mer Rouge » actuellement, même si les deux golfes qui confèrent à cette mer sa forme si caractéristique portent alors d’autres noms :

 

       La mer Rouge se divise en deux golfes : celui qui est à l’Orient s’appelle golfe Persique, il a 2 500 000 pas de tour d’après Eratosthène. En face est l’Arabie dont la longueur est de 1 200 000 pas ; puis vient un second golfe nommé Arabique [24].

 

Mais dans le même livre, au chapitre 32, Pline l’Ancien ampute la mer Rouge d’un de ses bras, celui-ci accédant alors au statut de mer autonome : « Quant à la péninsule arabique elle-même, elle s’étend entre deux mers, la mer Rouge et le golfe Persique » [25].
       Très habilement, la carte du Beatus de Saint-Sever confère une cohérence graphique à des discours savants divergents en implantant l’île de Taprobane au cour d’une mer Rouge fière de ses deux bras déployés. Par cette opération de montage, l’image brouille les pistes d’une pensée géographique qui viserait à donner à chaque chose sa place immuable. En revanche, l’« île transposée » surenchérit sur une autre idée déjà rencontrée chez Isidore de Séville : la mer Rouge est le berceau naturel des pierres précieuses et des merveilles en tout genre. Tout se passe comme si, à la faveur des fluctuations géographiques, l’horizon onirique que constituait l’Océan Indien pour l’Occident médiéval [26] avait un moment affecté la mer Rouge, cet espace maritime mal défini topographiquement, aux limites imprécises et élastiques, situé quelque part entre l’Asie et l’Afrique, tout près de l’Ethiopie, tout près de l’Egypte, pas très loin de l’Arabie.
       Une autre carte médiévale nous en apprend encore davantage sur le statut particulier de cette mer. Il s’agit d’une mappa mundi réalisée entre 1262 et 1265 se trouvant dans un psautier anglais conservé à la British Library (Add. Ms 28 681, fol. 9) [27]. Cette image (fig. 2) s’avère particulièrement intéressante car elle correspond à la version enluminée d’une grande carte aujourd’hui disparue peinte sur le mur de la chambre du roi dans le palais de Westminster. Elle a donc été conçue au départ comme une représentation fixe et monumentale, liée à un lieu de pouvoir.
       Le souvenir de sa destination initiale est décelable au niveau des éléments qui environnent la carte. Le buste du Créateur, en particulier, surplombant et bénissant son Ouvre achevée, fige en quelque sorte l’image dans cette position. Dès lors, il devient impossible, ou plutôt impensable, à cause précisément de la présence de Dieu, de tourner le livre pour regarder la carte autrement : ce geste équivaudrait à « détrôner » la divinité et par voie de conséquence à désorienter l’univers. Même si les toponymes de la carte sont inscrits de façon multidirectionnelle, lire le monde dans un autre sens, à partir d’un autre point de vue, serait sacrilège.
       Quoi qu’il en soit, et quelle que soit l’orientation adoptée pour considérer la carte du manuscrit, la mer Rouge s’affirme comme l’élément visuel le plus saillant de cet univers cartographié. Nul besoin de stipuler son nom tant sa seule couleur la désigne, alors même que juste à côté d’elle d’autres mers sans particularité chromatique, comme la mer Morte (mare mortuum), sont dûment nommées. Sa forme singulière contribue également à la caractériser : on retrouve les deux petits bras déjà mis en place sur la carte du Beatus et correspondant aux deux golfes alors dénommés sinus persicus et sinus arabicus. Même si elle ne barre pas toute la largeur de l’okoumène comme c’était le cas sur la carte précédente, la mer Rouge présente ici des dimensions imposantes : elle est plus longue que la Méditerranée qui forme la hampe d’un Tau incertain. Issue, telle une langue de feu, d’un Océan primordial vert, elle fait écho à un autre élément visuel de l’image : le pan du manteau couvrant l’épaule gauche du Créateur. La mer Rouge entretient ainsi avec le plan divin des rapports d’évidence, encore soulignés par le globe terrestre, lui-aussi rouge, fermement tenu dans la main de Dieu.
       La place éminente de la mer Rouge au sein d’une Création centrée sur Jérusalem (cour géographique et eschatologique de la carte) se manifeste également par la mise en relation de cette mer avec trois fleuves du paradis [28]. En effet, le Tigre, le Guihôn et le Pishôn, émanant de la source paradisiaque, semblent alimenter directement la mer Rouge. Ces connexions symboliques font de cette mer un espace sacré résolument impliqué dans une Histoire du genre humain sous le regard divin. Si elle ne forme plus ici, comme sur la carte du Beatus, l’unique rempart méridional protégeant les chrétiens du soleil trop ardent et des peuples monstrueux, elle s’étire, légèrement décalée vers le Sud par rapport à l’axe du monde, entre le paradis terrestre et Jérusalem, entre l’Alpha et l’Omega d’un espace-temps christianisé.
       Certains documents cartographiques démontrent que la singularité colorielle de cette mer persiste bien au-delà des siècles médiévaux, du moins tels qu’ils sont généralement définis par la périodisation traditionnelle de l’Histoire occidentale.

 

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[22] Sur les îles dans les cartes médiévales, voir Danielle Lecoq, « Îles du dedans, îles du dehors. Les îles médiévales entre le réel et l’imaginaire (VIIe-XIIIe siècle) », dans Les Iles, du mythe à la réalité, éd. M. Pelletier, Paris, 2002, pp. 18-51. Nathalie Bouloux, « Les îles dans les descriptions géographiques et les cartes du Moyen Age », Médiévales, n°47, Paris, PUV, automne 2004, pp. 47-62.
[23] Hérodote, Histoires, livre II, Paris, Les Belles Lettres, 1972.
[24] . sed in duos dividitur sinus. is qui ab oriente est Persicus appellatur, |XXV| circuitu, ut Eratosthenes tradit; ex adverso est Arabia, cuius |XV| longitudo. rursus altero ambitur sinu Arabico nominato.
[25] . ipsa vero paeninsula Arabia, inter duo maria Rubrum Persicumque procurrens,.
[26] Voir sur cette question l’article pionnier de Jacques Le Goff, « L’Occident médiéval et l’océan Indien : un horizon onirique », dans Pour un autre Moyen Age, Paris, Gallimard, 1977, pp. 280-298.
[27] Cf. Nigel Morgan, Early gothic Manuscripts (II), 1250-1285, Londres, Harvey Miller, 1988, pp. 82-85.
[28] Un phénomène similaire apparaît déjà sur la carte du Beatus de Saint-Sever.