Il ne s’agit évidemment pas, pour l’historien médiéviste, de déterminer, parmi toutes ces justifications étymologiques, laquelle serait exacte mais plutôt de s’interroger sur la transmission textuelle de ce florilège de propositions. En effet, ces différentes hypothèses ont été reprises dans leurs grandes lignes par les auteurs latins, et en particulier par Pline l’Ancien dont les écrits ont nourri bon nombre d’encyclopédies médiévales. Au chapitre 28 du VIe livre de son Histoire naturelle, Pline fait siennes les propositions exposées par Strabon, en les résumant quelque peu et en y adjoignant le rôle possible d’un sol sous-marin lui-même coloré :
Puis, en ces parages, la mer fait une double irruption dans les terres, sous le nom de mer Rouge chez les Latins, et chez les Grecs de mer Erythrée, du nom du roi Erythras, ou, suivant d’autres, à cause de la couleur rouge qu’elle présente, soit que cette couleur provienne de la réflexion des rayons du soleil, soit qu’elle tienne à la teinte de la terre et du sable, ou à la nature de l’eau elle-même [7].
Si l’on parcourt maintenant les premières sommes médiévales, on ne sera pas étonné d’y déceler la trace de ce legs antique, notamment dans les Etymologies d’Isidore de Séville qui cherche à élucider la nature des choses en perçant le secret de leur nom. Bien que procédant par compilation, Isidore ne se montre pas servile face à ses sources. Dans le passage consacré à la mer Rouge [8], il se livre à plusieurs manipulations intellectuelles lourdes de conséquences pour la culture médiévale à venir.
En effet, parmi toutes les hypothèses avancées par les auteurs antiques pour justifier le nom de la cette mer, Isidore écarte la légende du roi Erythras. La racine supposée de l’adjectif grec ne semble plus présenter d’intérêt majeur pour éclairer une expression qu’Isidore emploie désormais exclusivement sous sa forme latine : mare rubrum . Mais plus fondamentalement, en éludant cette explication fondée sur le transfert du nom d’un homme vers une étendue maritime, il renforce l’opinion selon laquelle la mer Rouge est appelée ainsi parce qu’elle est perçue ainsi.
Il tente ensuite de préciser la teinte exacte de ce rouge :
[.] On l’appelle la mer Rouge parce que ses flots sont teints en rose [9], non pas tant parce que c’est leur couleur naturelle, mais parce que son eau est altérée et teinte par les rivages voisins : toute la terre entourant cette mer est d’un rouge très proche de la couleur du sang. C’est pour cette raison que l’on extrait de là le vermillon le plus vif ainsi que les autres couleurs [10] par lesquelles la peinture est nuancée [11]
Isidore affirme ainsi que la mer Rouge acquiert sa coloration par dilution de la terre rouge dans ses eaux. Une terre saturée de couleur, quasiment couleur de sang qui, lorsqu’elle se dissout dans les flots de la mer, confère à ceux-ci une teinte très délicate. Pour lui, la mer Rouge constitue en quelque sorte un immense réservoir de peinture naturelle, un espace maritime composé de pigments minéraux (la poudre de terre) dilués à l’eau. D’ailleurs, il précise que le « vermillon » cher aux peintres provient directement de ses rives, comme si ce lieu concentrait le rouge minéral à l’état brut. Ainsi, en quelques lignes, l’auteur passe habilement de la description « géographique » d’un paysage maritime à un discours sur la matière colorée, sur la matière picturale, en établissant un lien entre la mer Rouge et les pigments utilisés par les hommes pour « faire » la peinture [12]. Cette idée persiste dans les sommes encyclopédiques du XIIIe siècle. Barthélémy l’Anglais, par exemple, la reprend dans son « Traité des couleurs » :
La matiere du vermeillon est une terre que on prent au rivage de la mer Rouge, la quelle terre est si rouge qu’elle taint et rougist celle mer toute, et pour ce est elle appellee la mer Rouge [13].
Mais Isidore met également en place un autre lien symbolique promis à un riche avenir dans la culture médiévale, la connexion entre la mer Rouge et le sang, essentielle pour comprendre d’autres images du Moyen Age : celles du passage de la mer Rouge [14].
Après avoir situé le rouge de la mer Rouge dans une tension symbolique entre la matière picturale et le sang, Isidore poursuit son texte en insistant d’une part sur l’opération de brassage des eaux et de la terre et en s’intéressant d’autre part aux petits cailloux gisant sur les bords de la mer Rouge :
Donc, puisque la terre a cette particularité naturelle et qu’elle est sans cesse désagrégée par les flots, tout ce qui est érodé produit la couleur rouge de l’eau. Pour cette raison aussi, sur ces rivages, on trouve des pierres précieuses rouges. En effet, un caillou enveloppé de cette sorte de terre, à force d’être roulé dans les sables, a la couleur de la terre et de la mer [15].
La mer Rouge, non seulement grâce à sa couleur mais aussi grâce à ses mouvements incessants, semble douée du pouvoir de transfigurer les éléments naturels ordinaires. L’osmose perpétuelle qui se produit entre la mer et la terre enfante des merveilles, confère aux moindres choses l’éclat du rouge, c’est-à-dire l’éclat de la couleur par excellence qui agit sur la matière, la transforme, la sublime jusqu’à la rendre « précieuse ».