En effet, le texte ne trahit pas ses exigences les plus fondamentales (en tant que texte) pour s’asservir une fois pour toutes à l’œuvre à laquelle il se rapporte : il ne dénie pas certains procédés qu’on tient généralement pour caractéristiques du domaine de la littérature - comme c’est le cas de la plupart des textes qui cherchent effectivement à décrire ou à gloser l’œuvre d’art en question : à fixer et à transmettre au public son plan figuratif voire son Sens, avec majuscule transcendante. Plutôt, nous avons affaire ici à un texte qui représente, à sa manière, d’inspiration littéraire, la tapisserie - objet de l’écriture.
Ainsi, il faut constater que, plus d’une fois, la référence à l’œuvre dont il s’agit, s’enlise (si j’ose dire) dans une association de mots ou d’idées - jeu littéraire traditionnel: « au salon d’herbe sans fleurs, à la fleur de la bouche, bouche bée » ; « ni oiseaux de miel ni miel de menthe » ; « ni langue dans la glace (...), ni sabre glacé maintenu dans la froide ardeur ».
Dans d’autres cas, très fréquents, le texte semble progresser par allitération : « ni coco, ni cœur noir, ni langue dans la glace » ; « cheveu chatouillant » ; « la dame léchait l’épine, suivait avec la langue folle le fil » ; « les plis de la dame épouvantée puis paisible », etc.
Mais le principe structurant essentiel, typiquement littéraire également, est ici, sans conteste, l’accumulation. Ainsi, d’abord, la répétition. À plusieurs reprises, en effet, les mêmes mots sont répétés comme en écho : « fleurs - fleur » ; « bouche - bouche » ; « miel - miel » ; « soupirs - soupirant » ; « bufo bufo bufo ». De même, synonymes et quasi-synonymes prolifèrent : « l’eau, claire, brillante » ; « [les feuilles toutes clouées au ciel et] leurs pointes sucées, petites lances jetées dans le feu qui les dentelle et qui les troue » ; « boues (...), argiles (...), limon (...), cire » ; « tourbillons (...), vent » ; « incendie (...), flamme ». Enfin, et surtout, il convient de signaler une abondance d’énumérations - qui se poursuivent en effet dans un rythme haletant, et qui me font penser aux longues ribambelles de mots qui s’enchaînent dans la littérature (carnavalesque) de la fin du moyen âge, dont on retrouve les exemples les plus stupéfiants dans l’œuvre de François Rabelais (de quelques décennies postérieure à notre tapisserie) : « le chemin qui mène au trône, à la piscine, à la douche, au salon d’herbe sans fleurs, à la fleur de la bouche » ; « ni oiseaux de miel ni miel de menthe, ni coco, ni cœur noir, ni langue dans la glace, ni corne de cheval, ni queue de daim, ni sabre glacé » ; « l’orgue soufflant et dispersant les pétales, les aiguilles du pin, le verre en miettes, les piquants du houx, laque craquelée [...] » ; « sans poche pour l’or, sans galons, sans carabe, sans vipère dans la manche, sans lis à l’intérieur, sans ruche [...] ».
En fait, il me semble légitime de dire que ce texte est une longue accumulation de mots qui semblent s’appeler les uns les autres, d’incises et d’adjonctions, qui ne constituent pas seulement une incessante suspension de la phrase (c’est-à-dire du texte, car ce texte est une phrase), mais, disons-le, autant d’énigmes : comment interpréter, par exemple, la répétition des mots « bufo bufo bufo » à la fin ? Ainsi, le lecteur se pose constamment des questions sur le sens de ce texte, de cette très longue phrase - pour s’y reterritorialiser. Mais ne risque-t-il pas alors de s’installer dans le pur textuel, de s’engager, et de s’égarer, peut-être, dans les méandres du texte, autrement dit : de perdre de vue l’œuvre d’art - objet de l’inspiration ? Est-ce que le fil qui relie le texte à celle-ci ne s’étire pas trop de la sorte ?
Or, il faut constater que Savitzkaya empêche finalement le lecteur de se détourner de la tapisserie : car si son texte n’est pas une description ou une glose de celle-ci, il ne s’agit pas non plus d’un texte-pur-texte. L’ordre figural, en effet, apparaît constamment au sein même du textuel. Et maintenant je ne pense pas à ces références (directes) à l’œuvre en question déjà nommées : car les mots, même les plus objectifs (nulle part, un « je » ne se manifeste, ni non plus un quelconque brin d’affectivité), ne sauraient jamais transposer cette réalité figurale - comment dire ce qui se dérobe, par principe, à la prise du langage ? Non, je pense plutôt à la stratégie qu’a adoptée Savitzkaya - la seule valable, à mon avis -, qui consiste en ce que le texte reproduit, à sa manière (littéraire), le jeu libre du regard qui se pose sur l’œuvre d’art.