Quand lire, c’est voir :
Eugène Savitzkaya et la Dame à la licorne

- Martijn Rus
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Tenture de la Dame à la licorne, “A mon seul désir”

       Dans son œuvre, Savitzkaya part très souvent d’une image (d’une photo, d’une enluminure du Livre d’heures du duc de Berry, par exemple), dont il ne cherche pas cependant à donner une représentation tant soit peu fidèle : « ma mère (...) m’a donné des photographies que j’ai radiographiées de mon œil devenu impitoyable, que j’ai détournées à mon seul profit » [6]. Or, ce détournement aboutit, à plusieurs reprises, à une déterritorialisation fondamentale du lecteur : la réalité mise en scène est faite de personnages qui changent d’identité voire de sexe, d’objets qui s’estompent ou se transmuent en d’autres objets, d’actions qui ne mènent nulle part, etc. - en n sorte que, plus d’une fois, le lecteur doit chercher à se reterritorialiser sur elle : à y donner un sens, son sens, en la comparant avec ses propres visions, ses propres perceptions du monde où il vit, ses intimes convictions. Tel est le cas aussi du texte qui fait l’objet de cet article : Savitzkaya ne se propose ni de donner par écrit un équivalent, un substitut de l’œuvre d’art par laquelle il s’est laissé inspirer, ni de « comprendre » celle-ci, d’une manière ou d’une autre, mais il organise son écriture de telle façon pour que le lecteur soit obligé d’en entreprendre lui-même la visualisation, la sienne. C’est cette pratique d’écriture qu’il s’agira d’illustrer maintenant.

 

       À la surface de l’eau, claire, brillante de sept soleils, les branches laquées et parfumées sur le pré de la tapisserie, l’odeur de terre ancienne qui recouvre la maison souterraine, le bruit de chant au repas, la couleur rouge entre les feuilles toutes clouées au ciel et leurs pointes sucées, petites lances jetées dans le feu qui les dentelle et qui les troue comme autant d’orties sur le chemin qui mène au trône, à la piscine, à la douche, au salon d’herbe sans fleurs, à la fleur de la bouche, bouche bée que rien ne satisfait, ni oiseaux de miel ni miel de menthe, ni coco, ni coeur noir, ni langue dans la glace, ni corne de cheval, ni queue de daim, ni sabre glacé maintenu dans la froide ardeur, ni cheveu électrique chatouillant le palais bâti de matériaux longtemps triturés, passés entre les doigts après le tamis, boues qui fleurent l’or, le fer et les cristaux de sang, argiles bleues sous la roche, limon solaire enfermant les dragons, cire souffrante et onctueuse, saveur de la queue du lion, de la fourrure tachetée de la genette, mouches de sucre, de métal fondu et de soufre, des lapereaux accommodés aux narcisses et à l’aspérule du gazon, derrière la porte de lierre aux baies obscures, la dame léchait l’épine, suivait avec la langue folle le fil de cuivre de la broderie, parcourait le lacis de nerfs en évitant le noeud et les nombreuses fourches, ou caressait la corne et soufflait dans le tuyau humide, dans l’étroit vestibule tapissé de tuf sec et doux et parcouru de tourbillons, le vent entrant par la fenêtre ovale agitait les rameaux, frappait les enclumes, soulevait la robe de tulle, illusion d’incendie et de caresses sous la flamme qui fait reluire l’email, la nacre des écailles, le blanc des yeux, et brûler le vernis sur le visage de celle qui touchait du bout des ongles le tissu crépitant, les leviers de basalte de la machine, à l’orgue soufflant et dispersant les pétales, les aiguilles du pin, le verre en miettes, les piquants du houx, laque craquelée qui fondait sur les lèvres lissées par l’index, la pulpe du doigt chéri sur les plis de la dame épouvantée puis paisible qui, le soir venu, allumait l’huile sur la mèche, la poudre dans les gobelets et, pinçant ses narines, appelant l’abondante salive, pétrissait la cire puis modelait un bouc sauvage avec une seule corne sur le front, une chèvre agile qui bondit vers la lune et heurte de la tête le plafond nocturne, déchirant la toile, et dont la sueur sucrée tache le linge, y imprimant des nervures, les lettres noires des noms des héros qu’épelait la jeune dame assise, prise entre les voiles de papier de soie, tente pourpre, rose maison, agenouillée au bord du bassin, l’image de son cul dans l’eau frémissante, et sous la robe aux piqûres et froncée sur le ventre, une autre robe éclairait le jour, salie et usée, cousue par méandre autour de l’épingle et drapée, mille fois tordue, liant les bras et les genoux, tachée de vin et d’esprit, sans poche pour l’or, sans galons, sans carabe, sans vipère dans la manche, sans lis à l’intérieur, sans ruche pleine de murmures et de soupirs, seule, soupirant bufo bufo bufo [7].

 

       Il ne fait aucun doute que ce texte trouve son origine dans la célèbre tapisserie nommée La Dame à la licorne : nombre de mots, de tournures y réfèrent. A commencer, bien évidemment, par le titre A mon seul désir - inscription qui orne le haut du pavillon dans la sixième pièce de l’ensemble en question. Et cette première indication se trouve être régulièrement confirmée et complétée dans le corps du texte, témoins, par exemple, les citations suivantes : le « pré de la tapisserie » ; la « couleur rouge entre les feuilles » ; les « lapereaux accommodés aux narcisses et à l’aspérule du gazon » ; le « bouc sauvage avec une seule corne sur le front » ; la « tente pourpre », etc. Cependant, il est clair aussi, et immédiatement, que ce texte n’est ni une simple description, ni une glose : la confrontation avec l’univers de la tapisserie tourne constamment court.

 

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[6] F. Rutten et M. Rus, « Entretien avec Eugène Savitzkaya », Rapports-HFB., 1983, 4, p. 190 (je souligne).
[7] Dans : Bufo bufo bufo, Paris, Minuit, 1986, pp. 50-51.