Quand lire, c’est voir :
Eugène Savitzkaya et la Dame à la licorne

- Martijn Rus
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« Comme Peinture, Poésie sera ; que semblable à Poésie soit aussi Peinture. »
Louis Marin [1]

       L’œuvre d’art, de quelque nature qu’elle soit, a suscité différentes manières d’écrire. Celle, d’abord, qui se propose de permettre à l’amateur d’art de se faire une idée de telle ou telle œuvre absente ou difficile d’accès - c’est là, comme bien on pense, l’une des tâches de la critique d’art avant l’épanouissement, technique et commercial, de la reproduction : le texte prend en charge une description qui cherche à fournir une sorte d’équivalent, mutatis mutandis, de l’œuvre, de telle œuvre, bref il en est une sorte de substitut. C’est le cas, par exemple, de tout un pan de la critique d’art aux XVIIIe - XIXe siècles [2] - qui, du reste, continue à s’exercer au siècle suivant [3]. Ensuite, il arrive que l’écriture d’art vise à « comprendre » l’œuvre-objet [4], et/ou à définir celle-ci par rapport à la pratique et à la théorie contemporaines de l’art, de la forme d’art en question, à la réalité voire à l’idéologie du temps de sa conception ou de celui du critique - et là, je pense, par exemple, aux mandements des papes en matière de culture et de littérature du « Troisième Reich », qui ont dressé de longues listes d’entartete Kunst : d’œuvres d’art et littéraires condamnées à être brûlées, parce qu’elles n’étaient pas conformes à l’idéologie régnante alors. Enfin, troisièmement, il existe des textes qui entrent en dialogue avec l’œuvre d’art qu’ils ont pour objet : qui re-distribuent des fragments de celle-ci pour y conférer le sens que leur auteur y veut mettre, quel qu’il soit. S’y instaure une relation à la fois de proximité et d’éloignement : le texte réfère à l’œuvre, mais en la fracturant et recréant en même temps. Or, c’est cette dernière relation, éminemment complexe, qui m’intéresse ici : je me propose de considérer de près les divergences et les affinités entre une œuvre d’art (la sixième pièce de la tapisserie dite La Dame à la licorne, connue sous le titre A mon seul désir, confectionnée à la fin du XVe siècle ou au début du XVIe siècle, pour Jean Le Viste) et un texte littéraire qui s’y rapporte (A mon seul désir, d’Eugène Savitzkaya) [5].

 

>suite
[1] Louis Marin, Des pouvoirs de l’image, Paris, Seuil, 1993, pp. 74-75.
[2] Voir par exemple, Denis Diderot (Oeuvres complètes, éd. critique, annotée par E. Marie Bukdahl, M. Delon, A. Lorenceau, Paris, Éd. Hermann, 1990, tome XVI : Salon de 1767. Salon de 1769, p. 337) : « C’est une grande galerie voûtée et enrichie intérieurement d’une colonnade qui règne de droite et de gauche. Vers le milieu de sa profondeur, la voûte s’est brisée, et montre au-dessus de sa fracture les débris d’un édifice surimposé. Cette longue et vaste fabrique [construction] reçoit encore la lumière, par son ouverture du fond. On voit à gauche en dehors une fontaine ; au-dessus de cette fontaine, une statue antique assise ; au-dessous du piédestal de cette statue, un bassin élevé sur un massif de pierre; autour de ce bassin, au-devant de la galerie, dans les entrecolonnes [intervalle entre deux colonnes], une foule de petites figures, de petits groupes, de petites scènes très variées ; on puise de l’eau, on se repose, on se promène, on converse » (Salon de 1767, ad: Grande Galerie éclairée du fond, Hubert Robert, 1733-1808).
[3] Voir P. Verlet et F. Salet, La Dame à la licorne, Éd. Braun et Cie, Paris, 1960, p. 22 : « [...] la présence, au centre de l’île, d’une somptueuse tente bleue à larmes d’or, doublée de blanc et couronnée d’une bande frangée d’or qui porte l’énigmatique inscription : A MON SEUL DESIR I (?). Les pans qui s’écartent pour former à la Dame un cadre d’une magnificence digne d’elle sont maintenus ouverts par le lion et la licorne, assis de profil, qui ajoutent ce rôle à celui de “tenants d’armoiries”. La Dame, toujours richement vêtue d’une robe rouge doublée de bleu, rehaussée de joyaux et relevée sur une jupe de brocart également ornée dans le bas de perles et de pierres (...). Assis sur un beau coussin de brocart posé sur un tabouret près de sa maîtresse, le petit chien de la Dame occupe une place de prédilection parmi les animaux habituels : lapins, chiens, agneau, singe, faucon poursuivant un héron et, moins fréquente dans les “millefleurs”, une jeune chèvre blanche ».
[4] Ainsi, dans Alain Erlande-Brandenburg, Le Musée de Cluny, Ministère de la Culture, Éd. de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1985, p. 63 : « La sixième pièce qui représente la Dame debout devant un pavillon dont les pans s’ouvrent largement pour former un cadre majestueux, est restée longtemps sans explication. Au contraire de ce qui a toujours été admis, elle ne choisit pas dans le coffret que lui tend la suivante, un collier, mais elle le dépose en le tenant dans un linge après l’avoir retiré de son cou. Il ne s’agit donc pas d’un choix des bijoux, mais d’un renoncement aux bijoux. L’inscription tissée sur le sommet du pavillon “A mon seul désir” mise en relation avec ce geste s’éclaircit en même temps qu’elle donne sa signification à cette scène. Elle est à mettre en rapport avec le Liberum arbitrium des philosophes antiques qui y voyaient à vouloir bien faire [...]. ».
[5] Eugène Savitzkaya, né en 1955 à Saint-Nicolas-lez-Liège, a fait ses débuts littéraires en 1972 avec un recueil de poésies intitulé Les Lieux de la douleur. Son œuvre, d’ailleurs essentiellement romanesque, est considérable (publiée, pour une large part, chez Minuit) et a suscité des réactions nombreuses et enthousiastes de la part de critiques et de collègues-écrivains comme Claude Bonnefoy, Alain Bosquet, Pierre Guyotat, François Rivière et Alain Robbe-Grillet, etc. Très tôt aussi, des fragments de son œuvre ont été insérés dans des anthologies (B. Delvaille, La nouvelle poésie française, Seghers, Paris, 1974; L. Wouters, Panorama de la poésie française de Belgique, Éd. J. Antoine, Bruxelles, 1976). Citons, pour terminer, quelques titres : Mentir (Paris, Minuit, 1977) ; Un jeune homme trop gros (Paris, Minuit, 1978); La Traversée de l’Afrique (Paris, Minuit, 1979) ; La Disparition de maman (Paris, Minuit, 1982) ; Les Morts sentent bons (Paris, Minuit, 1984), etc.