L’expérience collective est dominée par le désir de changer le monde, d’agir sur lui afin de permettre l’émergence d’une nouvelle vie. « C’est notre désir qui fait la révolution ! », dit Constant :
Une peinture n’est pas un assemblage de lignes et de couleurs, elle est un animal, une nuit, un cri, un être humain, et tout cela à la fois. L’objectivité et la mentalité bourgeoise ont réduit l’œuvre picturale aux éléments physiques dont elle est faite. Mais l’imagination créatrice aspire à se reconnaître dans chaque forme (...) à établir de nouveaux rapports avec la réalité sur le pouvoir de suggestion qui se dégage de toute forme, naturelle ou artificielle (...) Ce pouvoir de suggestion est illimité, et l’on peut dire que, après une période où l’art visuel ne représentait RIEN, nous sommes entrés dans une phase où il représente TOUT [20].
Ce « tout » révolutionnaire réunit inextricablement l’artistique et le politique. Selon Constant, l’homme est devenu ignorant de ses propres désirs et l’expérimentation constitue leur libération. Simultanément la mise en liberté des désirs constitue leur réalisation : la création artistique devient la voie d’une recherche d’états émotionnels intenses :
Parler du désir, pour nous hommes du vingtième siècle, c’est parler de l’inconnu, parce que tout ce que nous connaissons de l’empire de nos désirs, c’est qu’ils se ramènent à un immense désir de liberté. (...) Il est impossible de connaître un désir autrement qu’en le satisfaisant, et la satisfaction de notre désir élémentaire, c’est la révolution [21].
L’aspect collectif est inhérent à cette expérimentation désirante qui vise avant tout la révolution. Il va sans dire que la valeur polycentrique de Cobra, son « être-ensemble », réside dans des expérimentations individuelles tout autant que plurielles, mais ce qui définit Cobra est sa façon propre de vivre cette expérience, résumée par Noiret :
Jorn séjourne à Bruxelles. Dotremont en cette époque-là vendait des livres dans l’entrée d’un cinéma. (...) Nous sommes là. Et quand Dotremont vend un livre, Jorn prend l’argent et va jusqu’au tabac du coin où il s’achète un cigare. Il y a dans cette scène qui me revient à la mémoire une vérité profonde de Cobra : un vécu quotidien dans lequel on ne calcule pas son rapport à l’autre [22].
Pour faire un monde, selon Jean-Luc Nancy, « il faut un clinamen », « il faut une inclinaison de l’un vers l’autre, de l’un par l’autre ou de l’un à l’autre » [23], or Cobra se définit par cette « inclinaison ». Si pour Nancy l’être-ensemble suppose « la cristallisation de la communauté autour de la mort », Cobra se cristallise autour du travail ensemble des peintres et des écrivains dont l’œuvre est le résultat de leur rencontre et consiste dans l’exorcisation de la catastrophe (la guerre), tout en cherchant à changer le monde. C’est un nouveau langage artistique qui surgit de leur communion, de leur inspiration commune, dans la collectivisation des spontanéités personnelles. Dans certains cas, la peinture a été le vecteur de la poésie. Parfois la poésie a guidé la peinture. Ici continue la rupture surréaliste avec la tradition qui remettait au peintre le soin d’illustrer le poète. Dans Cobra, le poète n’est plus à sa table, ni le peintre dans son atelier, séparés. Ils travaillent ensemble. Ils se servent des mêmes pinceaux, en même temps. Seule contrainte : laisser sur la toile un espace pour l’autre. Et, vrai bonheur, voir l’autre y intervenir. Cette joie de coparticiper à l’œuvre fait découvrir à Cobra, après l’oubli de toute contrainte conventionnelle, l’exubérance d’être en contact avec les énergies primordiales du monde.
Max Loreau voit dans ce travail collectif la mise en jeu d’une attente de l’élémentaire : le langage se doit d’être libre de toute entrave, afin qu’il puisse laisser surgir tout un monde. Une écriture-peinture qui tend à retourner à une source du langage ou mieux à une éruption de celui-ci, à l’élémentaire. En parlant des peintures d’Alechinsky, Loreau [24] met en lumière l’usage hésitant du trait qui laisse voir le monde jaillir. On assiste à une (re)naissance difficile du monde, du temps, de l’espace, du jour, de la nuit. Ce monde qui naît sous la brosse du peintre et de l’écrivain est peuplé d’un règne animal fait d’oiseux, de serpents, de monstres marins ou de monstres sans nom. Le serpent chez Alechinsky, comme chez tous les « Cobra », symbolise la nature primordiale, lié à la souterraine nuit des origines. (fig. 5) Serpent ou « cheval marin », principe vital et source du néant à la fois, ce premier animal du bestiaire Cobra résume dans son symbolisme violent le drame de la naissance d’un monde purifié de tous les drames du présent. Dramatisme et joie à la fois, la figure du serpent encode l’irruption de cette nouvelle cosmogonie, tout comme la peinture et l’écriture de Cobra sont des séismes, des éruptions volcaniques qui donnent lieu à l’arrivée à l’air de forces souterraines :
Dans l’image du volcan (...) on peut donc voir une métaphore de la détente, de l’explosion d’un geste jailli de forces irrésistibles et inconsidérées. (...) L’éruption volcanique est le symbole d’un geste de cet ordre. C’est tout l’intérieur de la terre, les profondeurs aveugles reposant sous la feuille qui, sous forme de lave, se pressent d’un seul coup à l’air libre [25].
La métaphore du volcan résume l’ouverture ininterrompue de Cobra à ce langage souverain et souterrain de l’élémentaire, qui appelle un retour à la nature. Dotremont reconnaît que « [t]out jeune, [il] [s]’aperçoit que la nature quelquefois écrit » [26].
Libérer l’homme du poids de la société passe par la révélation de la nature. Cette dimension panthéiste surgit du désir commun des Cobra de faire un avec l’univers. Tout en créant, ils mettent en œuvre les énergies vitales, dans leur imagination bachelardienne de la matière et de la force. Le retour à la nature, le privilège accordé au primitivisme dans l’art sont autant de sources d’illisible. Les mots des objets hybrides de Cobra sont dans un premier temps visibles, par leur insertion perturbatrice dans le tableau, mais leur présence n’est pas du domaine de la provocation, car leur enjeu est de produire un sens qui ne soit plus sujet aux conventions, mais qui, par contre, ait pour effet de libérer tout ce que celui-ci doit refouler pour les besoins de la communication ordinaire. Cobra ne fait que mettre la langue dans un état de tremblement. L’attaquer de front. La manier et saborder : catastrophe du langage, catastrophe du monde.