Fig. 3. Christian Dotremont et Serge Vandercam,
Je crie à la main
Après la guerre, la création
Le groupe Cobra fait état d’une réaction : figurative, spontanéiste, contre ce que le mouvement lui-même rejetait comme académisme, abstraction, formalisme. Mais la véritable « révolte » Cobra est à lire dans le lien « réactionnel » entre la destruction des corps par la guerre et la volonté d’une affirmation tenace de la vitalité corporelle dans les figurations animalières multiples des peintures de Cobra. Confrontés et affrontés à l’inhumanité, les « Cobra » se sont retournés vers les « ressources » intactes et sûres de l’animalité. Dans « L’Introduction » à l’exposition de Venise, de 1959, Vitalità nell’Arte, Willem Sandberg parle d’une Europe en catastrophe :
1940-1945
Sur l’Europe c’est la nuit
le règne du désespoir et de l’oppression
pourtant une force demeure
une puissance vitale dressée contre
l’horreur et la sécheresse du présent
dans l’attente des possibilités nouvelles
et des créations de demain [15].
Après la guerre, l’artiste se définit d’abord par une prise de conscience politico-morale qui le conduit à mettre en communication l’art et la vie, pour sortir de la culture bourgeoise. La communauté Cobra ne sépare pas les « deux sours » [16], la révolution et l’expérimentation : il faut changer la vie quotidienne et réinventer le langage, par le travail ensemble, synthétisé dans la figure du partage, de la rencontre. Pour contrecarrer la catastrophe de la guerre, les « Cobra » se lancent dans une aventure de désarticulation du langage artistique. Un imaginaire de début du monde se déploie sous leur coup de brosse, un imaginaire qui les met en contact avec les forces élémentaires de la nature. Le bestiaire fantasque qui en découle, anticipé par le nom même de leur groupe, remplace au fur et à mesure les modalités conventionnelles de l’expression artistique.
Mais la naissance de ce nouveau monde est possible dans la rencontre, dans l’expérience commune du peintre et du poète. C’est le travail commun sur la qualité plastique du mot qui les amène à l’invention de cet univers de nouvelles énergies. Devenus visibles dans le texte-image, les mots ne comptent plus pour leur lisibilité, ils deviennent traits, gestes, ils s’engluent dans la matière plastique, ils communiquent un autre sens. Ils se métamorphosent en gouffres, forêts, monstres sans nom, serpents, oiseaux. Je crie à la main (fig. 3), huile sur toile de Christian Dotremont et serge Vandercam de 1959, fait vivre sur la toile ce vertige de l’irrationnel qui fascine Cobra. Les mots à peine perceptibles, « Je crie à la main », preuve de la présence de l’artiste comme force qui maîtrise l’angoisse et le gouffre, surgissent des tracés de noir, griffades et traces de bêtes d’un autre monde, de ce tumulte témoignant d’une présence angoissante.
La fonction linguistique récusée, le poème restitue sa qualité matérielle, grâce au geste de l’artiste. D’ailleurs, c’est par le « nous » antispécialisé de Cobra, communauté du travail partagé, que Dotremont, le « non-peintre », parvient à la découverte des vertus poétiques de la matérialité du mot. L’expérience commune s’avère par conséquent une source de perturbation du langage, un moteur de la transformation sociale. Les jeunes réagissent face à la guerre par l’affirmation d’un élan vital puisé dans la préférence - comme celle des surréalistes, d’ailleurs - pour l’art primitif. Leur action, révolutionnaire, ne sait se concevoir en dehors d’une activité politique, révolutionnaire. C’est pourquoi, héritier du surréalisme, Cobra commence à s’intéresser autrement au langage.
C’est, donc, à la fin des années 1940. Armés de leur foi marxiste, d’un serpent pour emblème et d’un acronyme venimeux, Cobra (fig. 4), de jeunes artistes montent à l’assaut de la société bourgeoise :
Cobra signifie plus que l’abréviation de Copenhague, Bruxelles et Amsterdam ; le serpent à lunettes souligne aussi le caractère révolutionnaire et jusqu’au-boutiste du mouvement [17].
Sans vouloir renoncer à l’art, la communauté Cobra entend entreprendre une action de permanent brouillage des normes artistiques. C’est, en fait, l’autorité de la convention - en art et dans la vie - que les Cobras démystifient par leur travail bicéphale, par l’invention de leurs objets à quatre mains. Et un des spectres le plus redoutable de cette autorité, est, sans doute, le langage. S’attaquer au langage, c’est, pour Cobra, la voie première de libération de l’expression artistique : faire comparaître texte et image passe, donc, par la mise en ruine du langage articulé.
La hantise du langage
Les objets à quatre mains de Cobra gardent dans leur dynamisme le mouvement du geste, du partage, de la rencontre. Ce sont des objets hybrides issus du rituel réitéré de l’inspiration réciproque du peintre et du poète, du jaillissement premier fondé sur la sensation spontanée : « Nous cherchons par nos spontanéités à exprimer notre mélange originel, il est en nous, fait de notre instinct et de notre vie, et nous le cherchons » [18]. La primauté accordée à l’imagination leur est inspirée par Gaston Bachelard. Ainsi la poétique des matières dans lesquelles s’inscrivaient des mots, est une façon de révéler les strates fondamentales de l’imaginaire humain. Si l’imagination nous permet de dépasser les perceptions que nous avons du monde, elle nous ouvre à de nouvelles visions. Ce rapport à la matière et à l’imagination permet à Cobra la découverte que les moyens utilisés et la main participent à l’inspiration de l’artiste : d’où son principe d’annihiler l’indifférence à l’égard du matériau.
L’invention verbale et l’invention picturale entrent en communion, et le texte-image communique un autre sens :
Cobra réaffirma la qualité plastique radicale, la créativité plastique permanente du langage, non sans montrer que ses formes matérielles participent de et participent à la signification même [19].