Fig. 2. Jean-Michel Atlan et Christian Dotremont,
Les Transformes (détail)
Ainsi, le texte poétique tracé obéit à des vecteurs de verticalité et d’obliquité qui le délivrent des entraves conventionnelles de la réception. Mais le texte des objets Cobra garde encore intacte sa lisibilité. Et cela pour faire valoir d’une part les qualités plastiques, matérielles du mot et de la lettre et, d’autre part, pour témoigner de la rencontre du peintre et du poète, car « une main », pour exister, a besoin de l’autre pour civiliser « la nuit ». Mais le texte lisible dialogue avec des vestiges de textes, des ratures et des fragments de mots qui se diluent dans les couleurs de la toile. Cette tension entre, d’une part, le lisible et l’illisible - ou plutôt l’invisible du texte - et, d’autre part, entre le texte et l’image peinte qui font corps commun sur la toile, participe au projet révolutionnaire des « Cobra » : choquer le spectateur, lui faire oublier ses coutumes de réception et douter de ses repères, projet éminemment surréaliste : « [r]ien de plus commode, de plus inutile, de plus faux que le regard accommodé (comme ils disent) » [7]. La pluralité des moyens artistiques implique, par conséquent, une pluralité des points de vue de la part du récepteur. Ce dernier doit à son tour lever le regard, changer son rapport spatial face au texte exposé. La pluralité des voix de la toile réclame le regard éclaté et pluriel du lector dans sa nouvelle posture de perceptor. Le spectateur devient énergie participant au sens de l’objet Cobra tout en gardant son statut de témoin de la rencontre du peintre et du poète, du texte et de l’image.
C’est, d’ailleurs, sous l’impératif du dialogue, de l’union des deux forces que « je » et « tu » reçoivent des noms : les signatures des deux artistes s’insinuent à l’intérieur de la toile parmi les couleurs et les mots qui la composent. Mais c’est dans la transitivité du verbe conjugué que s’ouvre l’espace de tout un monde, créé sous l’emprise du rêve et de la surprise. Aussi, pour être complet, le texte central qui organise la toile deviendrait-il : nous rêvons et nous civilisons le chaos pour créer un monde. Le monde créé n’est autre que ce nouvel objet artistique où écriture et peinture communiquent jusqu’à la dilution de leurs frontières. La force du tracé est dirigée par le rêve commun du peintre et du poète, par leur dialogue. C’est leur geste créateur, leur trait/tracé commun qui est inscrit sur la toile. Le moindre trait est déjà une trajectoire, un premier mouvement, sans hésitation, sans retouche ; le trait propulse des gestes, travaille la matière : c’est la rêverie de la volonté du « je » et du « tu » mis ensemble pour engendrer et dominer le monde. Mais cette domination est toujours dramatique, car le « nous » qui rêve est en constante révolte contre les limites (du monde, du langage, de la création). Cette aventure de la volonté et de l’imagination ne peut être que bicéphale, ne peut se réaliser que dans l’être-en-commun des artistes.
Alors même que n’est pas encore inventée la formule collective de Cobra, Christian Dotremont, le fondateur du groupe, tourne déjà, avec obstination, autour de la question qu’il ne cessera d’actualiser à travers ses expérimentations artistiques : comment révolutionner le langage poétique et comment échapper à ses contraintes ? Or, nous l’avons vu, le texte-image de Cobra présentifie à la fois le fait pictural-graphique (résultat du geste) et le fait poético-verbal (né du désir de signifier, du besoin de l’Autre). Mais avant d’arriver au mariage du texte et de l’image, Dotremont, attaque d’abord la cohérence de l’articulation syntaxique, horizontale, de la phrase. L a poésie s’improvise dans l’invention graphique, prolongeant les multiples recherches expérimentales de ses poèmes brisés. L’efficacité de cet exercice de morcellement et de désagrégation du poème, inspiré par les jeux de mots propres au surréalisme, vise sans doute la surprise et le choc du spectateur. La fracture de la linéarité de la lecture est le premier geste de libération de la « carcérale limitation » du langage conventionnel :
Après une si réelle encore que form abs idable ence sans prise de [Penhague] olue, lisi visi de [sombres signes]. à force d’être mémor de nos amours nues deve donc des illu risées nirs stations dérisoires en décor usé dupé de plus en plis mytho pourris logiques, à faiblesses de gloses de la sub pour plus encore carcérale limitation, sans rie de réelle fraîche, à la lente logue de drame [8].
À l’époque de Cobra, le travail expérimental de renouvellement du langage artistique dépasse les limites de la phrase pour se destiner à la transgression des limites entre les arts. Ce qui fonde l’élaboration de la poétique surréaliste de la rupture, c’est que les éléments mis en rapport, les mots tout autant que les images, sont des « réalités sémantiques » [9]. Or, pour Dotremont, le mot compte non seulement pour son signifié. Il s’intéresse surtout au pouvoir de signification de la qualité matérielle de la lettre. Cette réévaluation linguistique est le point de départ de la collaboration des « Cobra » dont l’idéal est de trouver la voie vers l’invention d’une langue plus proche de sa réalité physique.
Toutes les créations Cobra et post-Cobra portent l’empreinte de la prééminence de la qualité plastique du mot manuscrit, en dehors de la typographie. Avec Les Transformes (fig. 2), œuvre collective de Jean-Michel Atlan et de Christian Dotremont, c’est la légende de cette transgression des limites du langage artistique qui se raconte : les premiers exercices de ce cahier de douze pages configurent la jonction entre texte et image, le partage d’un espace qui est encore celui de la séparation entre les deux artistes : le poète écrit-trace sur la page de gauche et le peintre opère sur la page de droite. Pourtant, le matériau qu’ils utilisent est le même : l’aquarelle pour écoliers et le crayon lithographique. Le texte lisible (« La danse tord les membres de l’espace et du temps ») dialogue avec la figure dansante dessinée par Atlan. Mais, dans les pages suivantes, on trouvera la formule « L’agressivité du virage » : c’est l’écho d’un grand trait noir, qui, en regard, se cabre. Ensuite, les deux artistes s’approchent l’un de l’autre et les grandes forces noires et rouges du peintre déploieront leurs plumes et leurs racines entre lesquelles le poème « Si je me perds dans les bois, c’est pour gagner la forêt » s’écrit et s’effrange en bleu, en noir et en rouge. Le poète a emprunté les couleurs au peintre, le dessin et les lettres se croisent. On assiste maintenant à une création simultanée d’un univers végétal peuplé de créatures qui animent les grottes de notre préhistoire. Communiquer avec l’élémentaire devient pour Cobra la voie essentielle de renouvellement du langage poétique.