Fig. 1. Christian Dotremont et Asger Jorn,
Je lève, tu lèves, nous rêvons.
En 1948 les artistes de Cobra mettent en acte, par la fondation de leur groupe expérimental, un désir créateur : « Dépassons l’anti-art ! » [1]. Héritiers d’à peu près un demi-siècle de quête de liberté surréaliste, les « Cobra » sont convaincus de leur mission d’expérimentateurs des limites du langage artistique. Aussi, les jeunes artistes des trois points cardinaux qui configurent la géographie Cobra - Copenhague, Bruxelles, Amsterdam - se rencontrent-ils pour créer ensemble et pour inventer l’espace d’une cosmogonie nouvelle avec au centre l’écriture et la peinture.
Les peintures-écritures Cobra s’engendrent et s’inspirent mutuellement avec une seule condition : celle de la spontanéité du geste créateur des artistes. Les objets poético-visuels ainsi créés ne se soumettent plus aux lois de l’ ekphrasis ; ils ne se réclament pas non plus des rapports interartiels. L’ ekphrasis, dans sa définition générale, est une des figures essentielles qui nous aide à nous interroger sur les images, les textes et leurs rencontres. Elle met en relief le fait que, dans cette rencontre, « la représentation verbale » est la traduction de la « représentation visuelle » [2]. Pour ce qui est des rapports interartiels, et surtout d’un de ses topoi les plus représentatifs, l’ut pictura poesis d’Horace, Walter Moser parle d’une « relation de domination ou d’une sororité inégale entre les arts, ce qui prépare la scène pour l’acte de libération ou du moins pour l’émancipation d’un art par rapport à l’autre » [3].
Ce qui ressort de ses approches de la rencontre du texte et de l’image, c’est l’affirmation de la frontière toujours claire et présente entre les deux arts. Le binôme de l’interartialité se fonde sur la rencontre - plus ou moins conflictuelle - des deux arts : les modes verbal et visuel sont deux entités ontologiques indépendantes mises en rapport l’une avec l’autre. Les peintures-écritures de Cobra sont nées après l’abolition de toute frontière interartistique, leur fusion est la condition primordiale de leur création. Christian Dotremont insiste sur le fait que les artistes expérimentaux de Cobra ont intériorisé la porosité des limites entres les arts :
Il ne s’agit donc plus du tout des peintres qui peignent dans leur peinture le poème d’un poète ou d’eux-mêmes ; il ne s’agit plus du tout des poètes qui, inspirés par une peinture, écrivent un poème sur le papier, hors de cette peinture ; il ne s’agit plus du tout de peintres imitant plus ou moins vaguement l’écriture, ou la calligraphie, ou la typographie ; et il ne s’agit plus du tout de l’illustration, procédé de division [4].
Puisqu’il ne s’agit plus ni d’illustration ni d’ekphrasis, le peintre et le poète se rencontrent dans l’espace d’un subjectile commun qui n’est pas la page blanche, mais la toile. Ce changement de paradigme fait que le dialogue nécessaire à cette rencontre suppose l’oubli de la typographie ; l’écriture, délivrée de l’uniformité typographique, s’inspire et inspire la peinture, dans la spontanéité du geste créateur :
Et tout naturellement le poète a commencé ainsi de rencontrer le peintre, le dessinateur, le graveur dans une œuvre commune à deux temps - le poète traçant un grand poème et ensuite le peintre, le dessinateur, le graveur inspiré par le poème et la plastique du poème, travaillant sur le même support, ajoutant et mêlant son travail au travail du poète - ou mieux encore dans le même temps, et c’est là que Cobra a ouvert sa plus forte originalité - le poète et le peintre travaillant par rapides alternances, jusqu’à un quasi-synchronisme, par inspiration immédiate [5].
Le poète n’écrit plus, il « trace » le texte pour révéler au peintre et à soi-même la « plastique du poème », dans la rapidité de l’inspiration commune. Nous sommes, avec le texte-image de Cobra, dans un paradigme de la vision et de la vélocité. Les mots, quittant la page blanche du livre pour s’installer sur la toile, sont tracés et deviennent images des mots, tandis que le peintre s’exerce à l’écriture sur la toile, le pinceau à la main. Dans ce nouveau paradigme, le récepteur a le rôle d’un perceptor, son rapport à l’objet texte-image n’est plus conditionné par le modèle linéaire de la lecture, c’est le regard qui l’oriente dans l’aventure du décryptage et dans une co-participation au sens de l’œuvre. Les deux éléments constitutifs du symbole - le texte et l’image - construisent une polarité qui se perpétue dans l’acte de la réception. Le sumbolon, dans les pratiques antiques, encode un objet coupé en deux constituant un signe de reconnaissance que les porteurs pouvaient assembler (sumballein). Le montage des deux morceaux permettait aux frères qui ne s’étaient jamais rencontrés de se reconnaître comme tels. Or, dans l’appareil du texte-image de Cobra, les deux trames nécessaires à l’unité de l’objet poético-visuel ne sont pas forcément reconnues comme telles, c’est au spectateur de les assembler, de les laisser se superposer afin de coaguler l’invention poético-picturale. Le texte-image ouvre de la sorte, dans son dynamisme, un espace - non sans danger - de rencontre avec le récepteur. La rencontre est violence, parce que l’hybridité de l’objet mène à la perte des repères.
Dans le mot-tableau Je lève, tu lèves, nous rêvons (fig. 1), créé en 1948 par Christian Dotremont et Asger Jorn, le bleu dilué ou menaçant - nuances privilégiées dans les peintures Cobra -, les tracés de formes et de mots font corps commun avec la conjugaison verbale qui semble organiser le chaos de la toile. C’est autour du verbe en métamorphose (« lever » des deux premières personnes devient au pluriel « rêver »), que le dessin commence à recevoir une forme, du sens, et à se métamorphoser à son tour en création. La continuation de cette conjugaison est, sans doute, « nous rêvons » et civilisons le chaos. Le verbe « lever », conjugué à la première et à la deuxième personnes, implique, d’abord, la rencontre. Mais la rencontre est aussi heurt, danger, rupture. C’est la poésie qui « se lève » avec les artistes, elle rompt les liens avec la page typographiée du livre pour s’exposer sur la toile. Elle s’y étale dans sa matérialité plastique, car les artistes mêmes tracent-écrivent le texte-image en êtres-debout. Cette verticalité qui oriente à la fois le geste du créateur et l’exposition du texte impose un rythme autre à la disposition des mots devenus image des mots sur la toile. Car la liberté de leur organisation est en rapport avec la disposition des mains qui les tracent : la poésie quitte donc la page pour s’installer dans le dynamisme de la toile avec le but de donner à voir l’agencement pluriel du texte-image, libéré de « la dictature de l’imprimerie » :
La vraie poésie est celle où l’écriture a son mot à dire.
La vraie poésie est aussi celle qui va hors de moi pour nous revenir, et ne passe par le rabot du langage que pour nous coucher, elle et moi, dans les copeaux légers de notre amour
[6].