Fig. 10. Jean Cocteau, dessin non daté dans
un cahier de croquis conservé à la B.H.V.P
Fig. 11. La dynamique cognitive de la dispersion
au niveau pictural
Le contexte des poèmes avoisinants permet d’élaborer la progression génétique de ms. 1 b CW. « Votre arme, Éros » qui précède « Son index » porte au verso du premier témoin un dessin qui représente un autre profil (fig. 4). Vu l’incipit, il s’agit probablement d’Éros. Le dessin ressemble fortement à celui de ms. 1b CW, mais il s’en distingue par le profil grec et l’abstraction dans l’exécution de la chevelure et de l’œil [25]. Les deux poèmes partagent toutefois les thématiques du silence et du contact oculaire, tout particulièrement dans les deux derniers vers de la première strophe « Par les yeux l’amitié livre sa forme interne / Elle n’est pas soumise au piège d’un profil [...] » [26]. Dans un autre poème, « Amour si soucieux » [27], une allusion sexuelle marque la fin de la première strophe : « Tu tires sans viser tes flèches de semence / Dans la cible du corps ». Le thème de l’amour en rapport avec les flèches rappelle à nouveau Éros. La séquence « sans viser » rejoint le même relâchement de « Son index » dans les vers « Ne sachant que trop où mène / Le salpêtre de son œil ». De même, « La jeune femme » [28] évoque un profil particulier par l’intermédiaire de « La jeune femme est de face / Alors qu’elle est de profil » et « Sa figure est une glace / Qui reflète son profil ». La dernière strophe, enfin, de « Bel univers » [29] reprend le thème de la flèche. Le contexte menaçant rejoint aussi la tension conflictuelle de « Son index » :
Attends-toi que par quelque brèche
Plus inquiétante qu’un œil
Il s’amuse à tirer la flèche
Qui consternera ton orgueil.
Ces exemples permettent de reconstituer certains éléments centraux du cycle cognitif. En étendant la question identitaire au
contexte immédiat de « Son index », le dessin devient une intersection où l’identité se lit au pluriel. L’image d’Éros s’y
impose sous l’angle de la confrontation. L’identification avec Hercule s’affaiblit, mais deux traces en persistent dans « fils adoptif des dieux » et
« beauté surhumaine ». La confrontation avec « [cet] espèce d’ange » rappelle en outre le poème « Jacob lutte »,
où le poète s’identifie à Jacob pour entrer en lice avec l’ange. Le parcours poétique s’avère être peuplé de personnages
érotiques, mythiques et religieux [30] qui partagent le face à face avec le poète. L’inconnu fait partie intégrante de
l’identité de l’autre et l’ineffable joue un rôle crucial, afin de sauvegarder une dynamique évolutive. Ce faisant, le silence de l’anonymat crée
une confusion entre le lecteur et l’image dont « [la] figure est une glace ».
Le lecteur participe à cette quête identitaire entre deux pôles. D’un côté, l’inconnu se profile et, de l’autre,
l’identification résout le mystère. À partir de cette structure cognitive, trois dynamiques de configuration articulent le poème-composite.
Tout d’abord, la phase de gestation du conflit s’active. Une présence émerge de la conscience et prend forme dans le dessin et dans les
deux premiers vers. Le personnage est sur le qui-vive, le visage marqué par l’austérité et l’œil fixé devant lui. Cette attitude contraste avec
d’autres esquisses orientées vers le for intérieur (fig. 10) [31]. La tension
croissante du conflit est renforcée par l’utilisation quasi généralisée du présent de l’indicatif et par le rythme plus saccadé de
l’heptasyllabe qui remplace l’octosyllabe de la première rédaction (ms. 1 a CW-recto et ms. 1 a CW-verso). Au niveau de la configuration picturale, la ligne
du dessin se fond dans l’écriture en bas du manuscrit, mais à partir de cet enracinement commun, chacune des lignes se distancie l’une par rapport à l’autre.
La dynamique de la distanciation constitue la deuxième configuration. La prise de conscience de la différence est substantialisée par le
trait qui symbolise le regard de l’ange vis-à-vis du texte. Ce regard cherche une expression dans la genèse du poème. Ms. 1 a CW-recto demeure neutre avec
« ses yeux regardaient dans mes yeux ». En face du regard de l’ange, le trait perceptif engendre une activité fébrile au niveau de l’écriture.
Dans la première écriture du ms. 1 b CW on lit « hypnotisaient » suivi d’un aller-retour avec « regardaient ». Ensuite, une
double réécriture avec « fascinaient » se termine en « observent ». Les réécritures « hypnotiser » et
« fasciner » qualifient davantage l’autorité du regard. Elles seront supprimées parce qu’elles compromettent la neutralité de la rencontre.
L’approche prend alors les allures d’un rite d’engagement pendant lequel deux forces s’affrontent pour se mesurer.
La prise de conscience à travers le regard est plus intense qu’un simple coup d’œil. Une suspicion se dissimule dans « Cet
espèce d’ange louche ». Elle renforce la distanciation par la peur de l’inconnu et de l’obscurité, déjà présente sur ms. 1 a
CW-recto : « debout dans la pénombre » (fig. 8, 5b) et « Il restait debout derrière la
porte » (5a).
La troisième dynamique cognitive s’oriente vers la dissolution. La dispersion est un des deux axes du chiasme
(fig. 11) qui relie la ligne picturale à la ligne scripturaire. Le premier axe relie la chevelure de l’ange qui se dissout dans
l’espace du support à la dernière strophe qui marque la disparition de l’ange face à l’inertie du lecteur. Le deuxième axe rapporte l’apparition
du personnage dans la première strophe à la bouche et au corps du dessin. La dissolution de la ligne picturale se prolongera dans la suite génétique. Il n’y a plus
de dessins à partir de ms. 2 CW.