Jean Cocteau et la ligne transgressée
- Alex Callebaut
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Fig. 1. Jean Cocteau, témoin du premier ensemble


Fig. 2. Jean Cocteau, premier jet


Fig. 3. Jean Cocteau, dessin accompagnant le premier
jet de l’« Hommage à Goya »


Fig. 4. Jean Cocteau, verso du premier jet de
« Votre arme, Éros »


Fig. 5. Jean Cocteau, premier jet de
l’« Hommage à Pouchkine »

       Le recueil Clair-obscur de Jean Cocteau paraît en octobre 1954, après deux années de préparation. Une note explicative de la main du poète révèle le dessein du recueil :

 

       Dans sa solitude, un poète, jamais content de sa manière d’entrer en contact avec les forces qui l’habitent et s’acharnant à étudier le mélange de conscience et d’inconscience qui préside à la naissance des poèmes, use cette fois franchement du poème pour en découvrir le mystère. La lutte entre l’encre, la forme, la nuit du corps humain et celle qui l’entoure, les chances et les déboires du poète, voilà ce que Clair-obscur propose aux lecteurs [...] [1].

 

La dynamique du « clair-obscur » résume la poétique du recueil : « Tel un organisme, le vaste poème se développe indéfiniment du clair à l’obscur et de l’obscur au clair au gré de la réactivation du lecteur » [2]. Cette dynamique globale se reflète dans un moment très précis de la genèse du recueil. Les campagnes d’écriture du poème « Son index » oscillent entre une écriture dense et une ligne claire. Celle-ci émerge de l’étape primitive. L’archive contient un dessin qui rejoint l’espace scripturaire. Cette composition hybride et la dynamique relationnelle entre le mode pictural et scripturaire demande un outil de lecture spécifique. Étant donné le contexte génétique [3], cette lecture doit tenir compte des développements cognitifs qui concernent la construction de la compréhension. Nous proposons donc une analyse cognito-génétique pour retracer l’élan de la ligne poétique.

 

Progression génétique

 

L’avant-texte

 

       Clair-obscur se compose de deux ensembles manuscrits conservés dans la collection privée de Carole Weisweiller. Le premier ensemble (ms. 1 CW) intitulé « Esquisses pour Clair-obscur » rassemble les premières ébauches des textes et une copie au carbone. Le second ensemble (ms. 2 CW) livre une réécriture réalisée à partir des premières ébauches, ainsi qu’une tentative initiale de classement des poèmes. Un calque de ce deuxième ensemble (ms. BHVP) est conservé à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Les étapes suivantes se présentent respectivement sous la forme d’un dactylogramme et de son calque (dactyl. 1 BHVP, dactyl. 2 BHVP) ainsi que de deux épreuves (épr. BHVP) dont la dernière n’a pas été conservée.
       En ce qui concerne l’avant-texte de « Son index », six témoins sont disponibles : un premier jet recto verso (ms. 1 a CW-recto, ms. 1 a CW-verso), une réécriture avec un dessin du côté droit de la feuille (ms. 1 b CW), une seconde réécriture (ms. 2 CW) avec son calque (ms. BHVP) [4] et finalement le dactylogramme (dactyl. 1 BHVP) avec son calque (dactyl. 2 BHVP). Le premier jet témoigne d’une écriture très dense (fig. 1). À partir de la réécriture en ms. 1 b CW (fig. 2) et en ms. 2 CW, le processus génétique se stabilise. D’après les indications de classement au sein de l’archive, « Son index » figurait parmi les derniers poèmes de la première partie intitulée « Cryptographies ». Son dernier état de rédaction a été publié dans En marge de « Clair-obscur » dans la « Bibliothèque de la Pléiade » [5].

 

Les informations paratextuelles

 

       Sur un total d’environ 1.500 témoins, une vingtaine de manuscrits contiennent des dessins. Tous occupent l’ensemble de la surface du témoin tel l’« Hommage à Goya » (fig. 3). Parfois le dessin se trouve au verso, comme pour « Votre arme Éros » (fig. 4). D’autres témoins sont enrichis de gribouillis où l’espace du support se partage entre l’écriture et le dessin.
       Environ trente témoins sont porteurs de traits ondulés en marge du texte ou d’autres inscriptions extra-poétiques. Il s’agit principalement d’annotations sur l’état du poème « à peu près définitif », sur des événements comme l’anniversaire de Cocteau (fig. 5) ou sur le contexte de rédaction, par exemple : « L’hommage à Goya a été écrit dans l’avion entre Madrid et Malaga le mercredi 22 juillet 1953 ». Plusieurs témoins portent la signature de l’écrivain et la date.
       Pendant la rédaction, Cocteau a utilisé divers types d’instruments d’écriture : stylos à bille, porte-plumes et crayons, ce qui permet de distinguer les différentes phases de rédaction et de relecture. Certains témoins, par exemple ms. 1 a CW-recto, ont été conçus au crayon et sont corrigés au stylo ou vice versa.

 

En marge de l’écriture

 

       La lecture de l’archive de « Son index » confronte le lecteur avec la ligne picturale sur ms. 1 b CW. Il s’agit d’un dessin en marge d’un poème, lui-même en marge. Rappelons en effet qu’il a été écarté au niveau du dactylogramme [6] tout comme bon nombre d’autres poèmes, parce que Cocteau estimait devoir renforcer l’homogénéité de ses textes et les « poivr[er] et sal[er] » davantage [7]. Comment évaluer dès lors un brouillon, doublement marginal, à sa juste valeur ? La mesure n’est pas l’aboutissement de la rédaction, mais celui d’un processus d’émergence. L’élan créatif fixe ses points de repère à partir du réseau cognitif et progresse en fonction de l’instant et non en fonction de l’ à venir. En ce sens, l’instant créateur se positionne par rapport au cycle cognitif. L’incertitude du tâtonnement artistique prend part au processus créatif. La progression de l’axe syntagmatique et du trait pictural se construit de l’intérieur. La ligne se positionne sur le support par rapport à ce qui précède. Il s’agit d’une dynamique inclusive.
       La diversité de la ligne nécessite une méthodologie qui relève aussi bien de la critique littéraire que de la critique d’art. À partir de l’identification du support, un cadrage à différentes échelles permet, semble-t-il, d’analyser aussi bien les aspects pictural et scripturaire que leur dynamique relationnelle. L’apport des sciences cognitives est ici essentiel pour cerner la diversité de la ligne.

 

>suite
[1] Lors de la première rédaction, Cocteau avait écrit qu’un « poète [n’est] jamais content de sa manière d’entrer en lutte avec les forces qui l’habitent » et qu’il voulait faire appel à « l’extase du poème pour en découvrir le mystère ». Il s’agit d’un extrait des notes recueillies sur sept feuilles séparées et non numérotées. Quatre d’entre elles portent l’inscription « Note » et deux sont adressées à Orengo.
[2] J. Cocteau, Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 1761, qui sera désigné par OPC.
[3] Le corpus d’étude utilisé est extrait de l’avant-texte de Clair-obscur. Les numérisations, les transcriptions et les graphiques d’analyse des documents sont accessibles à partir du site internet.
[4] Le classement des témoins s’est fait dans l’ordre téléologique. Le calque ms. BHVP est classé avant l’original parce que ce dernier contient des modifications. Les changements ont été apportés au manuscrit après la séparation du calque.
[5] OPC, p. 938.
[6] Le 13 février 1954, Jean Cocteau travaille les tapuscrits en attendant les épreuves : « J’ai passé la journée à revoir de près tout Clair-obscur. Supprimé des poèmes et des strophes » (J. Cocteau, Le Passé défini, texte établi et annoté par P. Chanel, Paris, Gallimard, t. III, 1989, p. 54).
[7] Ibid.