Fig. 6. Jean Cocteau, premier jet de« Quelquefois
temps cruel »
Fig. 7. Jean Cocteau, premier jet de l’« Hommage
à Pouchkine »
Lecture génétique et cognitive
Notre lecture de « Son index » se base sur les orientations cognitivo-génétiques. Elle se concentre sur les deux premiers
témoins qui retracent les mouvances principales. Le premier jet de « Son index » fait preuve d’un travail intense qui rejoint la remarque de Cocteau dans son
journal : « j’écris à la diable et comme cela me vient. La pensée court plus vite que le porte-plume » [21].
Ms. 1 a CW-recto et ms. 1 a CW-verso montrent une écriture parsemée de traits en tout genre : des soulignements pour marquer les vers à retenir, des traits
courts en dessous des strophes - comme pour marquer le passage à un nouveau quatrain -, des ratures pour indiquer des suppressions, des grands traits ondulés qui barrent des strophes et
quelques crochets d’insertion.
Sur ms. 1 b CW la transformation génétique se stabilise et le dessin émerge. Dans l’écriture du poème, les
traits se limitent à quelques ratures et crochets. Le dessin se caractérise par une ligne claire qui esquisse le profil.
La ligne ondulée
Au niveau de la tête du personnage représenté, quelques traits ondulés esquissent la chevelure bouclée. D’un point
de vue descriptif, les lignes se rapprochent des deux crochets qui figurent dans le premier quatrain, le premier à la hauteur de « sa bouche », le deuxième
à la hauteur de « mes yeux ». La distinction entre les traits se détermine par le contexte pictural ou scriptural. D’autres occurrences échappent
toutefois à la distinction entre dessin et écriture. L’avant-texte de « Quelquefois, temps cruel » (fig. 6)
fournit l’exemple d’un trait ondulé qui se trouve à mi-chemin entre fioriture picturale et écriture. La lettre « m » est reprise à
partir d’un trait ondulé pour une réécriture du vers « Mer sous la peau menteuse où les courbes (→ lignes) sont peintes ». Le trait
ondulé se veut représentation de la mer et est en même temps lisible en tant que lettre « m ».
Un deuxième exemple se découvre dans l’avant-texte de l’« Hommage à Pouchkine »
(fig. 5). Une première ligne ondulée descend le long de la strophe et signale son état « à peu près
définitif ». Au début du premier vers raturé « Redevenez (de →) d’airain sur un socle de pierre » un gribouillis minuscule se lit
comme majuscule « R » et sera repris en tant que tel dans « Redevenez ». Il s’agit d’un accompagnement du cycle cognitif. En même temps,
une lecture picturale est tout aussi pertinente. Le trait minuscule, précédemment « R », peut être considéré en effet comme l’esquisse
d’un œil. Il est complété par le second tracé vertical représentant le profil d’un nez et d’une bouche. Cette double lecture du même
tracé montre la complexité du processus cognitif qui peut glisser d’un codage scriptural vers un signifiant pictural. La lecture picturale renvoie d’ailleurs à la
deuxième ligne. Un œil est dessiné en un seul trait avec le profil d’un visage qui fait penser à une ébauche d’autoportrait.
La ligne fonctionnelle
La description du témoin permet de distinguer quelques fonctions de la ligne. La fonction graphématique identifie l’aspect scriptural
à partir du graphème. La fonction picturale reprend la ligne du dessin. La fonction suppressive répertorie les ratures. La fonction de marquage identifie les traits qui
sélectionnent des parties du témoin. La fonction matérielle rejoint l’écriture dans son expression la plus primitive : vérifier le bon fonctionnement
de l’outil d’écriture (fig. 7). La fonction suspensive considère les moments de transition où l’écriture
est interrompue. Les fonctions peuvent néanmoins coexister comme dans l’exemple de l’ « Hommage à Pouchkine », la fonction picturale glissant
vers la fonction graphématique sur le versant d’une ligne. L’écriture se liquéfie pour devenir dessin.
Si les fonctions de base suffisent pour saisir la dynamique de la ligne, les cycles cognitifs demeurent difficiles à reconstruire. Est-il possible, par
exemple, de parler d’une hésitation [22] entre les fonctions graphématique et picturale ? La ligne affronte-t-elle deux modes en
concurrence ? Du point de vue de la complexité des processus cognitifs, la fonction picturale s’impose plus facilement. Étant donné la continuité du flux
cognitif, le rapport entre le mode pictural et le mode scripturaire se construit à partir de la continuité. C’est la ligne qui constitue le point commun entre les deux modes
d’écriture.
Ms. 1 a CW-recto et ms. 1 a CW-verso
Deux phases de rédaction se distinguent sur le manuscrit. Une première phase au crayon et une deuxième au stylo à bille. En ce
qui concerne la première phase, l’ordre chronologique dans lequel les strophes ont été recueillies sur ms. 1 a CW-recto et ms. 1 a CW-verso
s’établit de la façon suivante (fig. 8 et fig. 9) : 1, 2a, 3a, 5a, 2b, 3b,
5b, 5c, 5bc au verso, 4a, 4b, 4c, 5d et 5e. La séquence nominative (4c) a probablement été écrite
après 4b parce qu’elle explicite la nomination abordée en 4b. La numérotation au crayon constitue une classification des strophes du premier jet. Elle
a probablement été rajoutée vers la fin de la rédaction de la première phase. Sur le plan pictural, le mouvement de l’écriture se résume
à un mouvement centrifuge et enveloppant.
La deuxième phase au stylo à bille reprend le témoin. La réécriture rapproche le témoin du ms. 1 b CW
écrit avec le même stylo. L’écriture retravaille la première phase ou se superpose à celle-ci. Cette reprise au stylo suit la numérotation au crayon
et confirme l’ordre et la prégnance des cinq strophes, à savoir (fig. 9) : 1, 2b, 3b, 4b et 5e. Dans la
deuxième phase, le verso du témoin n’est pas pris en considération.