C’est la partenaire et scénariste de Germaine Dulac, le poète Irène Hillel-Erlanger, qu’on doit considérer comme la première artiste en date à avoir sciemment développé une cinégraphie de la page. Entre 1917 et sa mort en 1920, elle a en effet travaillé à la fois sur des poèmes visuels et sur les scénarios, et vraisemblablement les intertitres, des films de Dulac. L’un de ses poèmes visuels, « Par amour » (fig. 18) [29], publié dans Littérature en 1919, est un hommage à Pearl White, l’actrice américaine des Mystères de New York (The Perils of Pauline) - ce grand feuilleton d’action qui inspirera à Louis Feuillade la réalisation de ses grands feuilletons : Fantômas et Les Vampires. Le poème d’Hillel-Erlanger est sous-titré
fantaisie musicale et variations
sur le
Nom
de
PEARL WHITE
Accolés d’abord sur la marge gauche, les vers du poème entreprennent d’irréguliers voyages vers la droite, tout en célébrant la gaieté de Pearl White. Le poème nous invite bientôt à amalgamer les péripéties des épisodes des Mystères de New York, pleines d’un suspense entendu, à une nouvelle poétique ; et à superposer le régime de la lecture au régime de la vision (p. 139) :
Or, la traduction de Pearl White en « perle blanche » ou « perle vite » (ainsi que le prononçaient les surréalistes comme Aragon ou Hugnet), prend un caractère à la fois érotique, hermétique (alchimique), poétique et visuel, puisqu’il pourrait bien s’agir de perles de blancheur formées dans les plages de nacre de la marge. En effet, si on « lit » et « voit » le poème en même temps, on se rend compte que presque toutes les mentions de « Pearl » constituent un vers à elles seules, commençant contre la marge gauche (trois fois page 137 ; deux fois page 138) et se déplaçant vers la marge de droite (une fois page 138 ; deux fois page 139 ; deux fois page 140). Ainsi, au fur et à mesure que se déroule le poème, le nom magique de Pearl White laisse derrière lui une mystérieuse perle de blancheur venue de la marge gauche.
Cette fascination pour le blanc cinégraphique est au cœur du roman poétique d’Hillel-Erlanger, Voyages en
kaléidoscope (1919), lequel, tout comme le « roman » de Reverdy, tire parti de l’espacement du texte sur la page. Le récit tourne autour de
l’invention par Joël Joze « d’une sorte de Cinématographe » permettant de « capter dans les prunelles de chaque être vivant, les
images de toutes choses visibles, de le condenser [...] pour que ces images, projetées à l’écran, apparaissent aussitôt en métaphores
animées » [30].
Tout l’intérêt de l’invention est d’effectuer une « fusion de l’individu et de la collectivité dans une sorte de physico-chimie transcendantale
et humoristique : l’harmonie naissant d’un échange de vues ! » (p. 17). Hillel-Erlanger voit donc le cinéma comme un média de
révélation psychique partagée entre un auteur et le public. Le ressort de l’intrigue n’est autre que cette même blancheur dont Aragon faisait grand cas au
même moment puisque, réalisant une démonstration de son appareil en grande société, Joze rencontre un échec : le projecteur ne donne à voir
que « l’épi de rayons électriques illuminant l’écran blanc serti de noir » (p. 20). Pourtant, ainsi que Joze le répète à
la Comtesse Véra, son amoureuse et bienfaitrice, « l’écran n’était pas vide ! » (p. 23). Sur ces entrefaites, le récit
lui-même se fragmente en missives entre Joze et Véra - courtes missives entourées de grandes marges blanches, qui font bientôt place à une mise en page
foncièrement visuelle (marge irrégulière, lignes écourtées, mots encadrés, lignes flottantes au milieu de la page, etc.).
Cette fragmentation visuelle du récit dont la page s’espace de belles marges blanches permet de résoudre le problème
diégétique de ce faux blanc de l’écran, ce blanc hautement signifiant mais seulement pour l’initié. Car en trouvant comme
« opérateur » psychique du projecteur un jeune garçon, Joze est en mesure d’actualiser pour le grand public ce qui lui demeurerait autrement
invisible [31]. Hillel-Erlanger donne alors à voir et à lire les films du « psykinérama » de Gilly (le jeune
garçon), en utilisant justement les ressources de la marge - c’est-à-dire le blanc homologique à l’écran vide - qu’elle a progressivement
mobilisées :
EXTRAITS
DE QUELQUES
VOYAGES POUR LA SEMAINE DE
PÂQUES
On peut comparer une telle mise en page (p. 66) aux poèmes visuels d’Hillel-Erlanger tels « Par amour » cité plus haut. Les « voyages » sont les films inventés et projetés par Gilly, et leur texte est rédigé en lignes très courtes, alignées sur la marge gauche - quasi vers libres laissant plus de blanc que de mots sur la page. Ces films (« voyages ») sont donc à la fois représentés comme des poèmes ou des textes à caractère visuel par rapport au reste du livre, et comme des scénarios projetés depuis l’inconscient espiègle et drolatique de Gilly pour ce qui est du récit. L’un des films, « Alphabet » (pp. 75-77), met d’ailleurs directement en scène des mots et des lettres sur l’écran imaginaire, comme pour mieux souligner le double caractère des « voyages » : textes lisibles que leurs marges rendent visibles, films fictifs que le caractère visible du texte tire vers l’expérience visuelle. En bref, cinégraphie.