Cinégraphie, ou la marge à dérouler
- Christophe Wall-Romana
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Fig. 1. Jean-Luc Godard, Histoire(s) de cinéma


Fig. 2. Jean-Luc Godard, Histoire(s) de cinéma


Fig. 3. Stéphane Mallarmé, Un Coup de dés jamais
n’abolira le hasard

« Importance énorme de la marge, dans ce qui est écrit, dans ce qui est vécu. Le plus vrai est là, qui jamais ne se montrera »
Pierre Reverdy[1]

« Les mots déroulent des rubans d’ombre autour de la clarté conquise »
Edmond Jabès[2]

 

       Dans la version imprimée d’Histoire(s) de cinéma [3], Jean-Luc Godard place en vis-à-vis d’un texte fait de courts vers libres, un ou plusieurs photogrammes composites numérisés, serrés dans de petits cadres (fig. 1). En contraste avec les denses mises en page sur Internet, on est frappé par la prépondérance de l’espace blanc de la marge, côté image comme côté texte. On peut même dire que ce qui relie images et texte - qui d’ailleurs ne se « correspondent » pas - n’est autre que cet espace blanc qu’ils partagent, celui de la page-écran et celui de la page-écrite, et se renvoient l’un l’autre (fig. 2). Nous aimerions réfléchir ici à cet espace polyvalent de la marge en tant que vase communicant entre la littérature et le cinéma, c’est-à-dire potentialité d’une signification filmique alimentant l’écriture depuis Mallarmé jusqu’à notre extrême-contemporain [4].
       Et pour mieux situer nos propos au sein même d’une histoire littéraire qui n’a que très peu tenu compte de ce courant sous-jacent [5], citons l’un des tout premiers textes d’Aragon, publié en 1918 dans la revue Le Film [6] : « Quand, devant l’écran nu, sous l’éclairage du seul projecteur, éprouverons-nous cette virginité redoutable : Le blanc souci de notre toile ? ». En citant ainsi le dernier vers de « Salut », poème-manifeste liminaire parmi ceux que Mallarmé publia en recueil, Aragon indique bien que cette potentialité de l’écran vide le suscite en tant qu’elle reprend ou relève le blanc mallarméen latent [7]. Nous examinerons ici de plus prés ce que nous appelons la « cinégraphie [8] » de la marge depuis Mallarmé.

 

De Mallarmé à Frankétienne

 

       En 1897, André Ibels lance une enquête auprès d’une trentaine d’écrivains dont Rachilde, de Gourmont, Louÿs et Zola, sur « le roman illustré par la photographie ». Stéphane Mallarmé y répond :

 

Je suis pour - aucune illustration, tout ce qu’évoque un livre devant se passer dans l’esprit du lecteur ; mais, si vous employez la photographie, que n’allez-vous droit au cinématographe, dont le déroulement remplacera, images et texte, maint volume, avantageusement [9].

 

On n’a pas assez prêté attention à cette déclaration qui met le livre et le cinéma (ouvert au public fin 1895) sur un même plan en proposant que le « déroulement » de la bande cinématographique apporte quelque chose de plus (« avantageusement ») à la simple juxtaposition d’« images et texte » que peut offrir un livre. Comme nous le suggérons plus loin, il y a tout lieu de croire que Mallarmé connaissait de très près les développements de l’appareillage cinématographique entre 1893 et 1897. En outre, nous disposons d’indices génétiques qui démontrent que Mallarmé rédigea cette déclaration peu après et dans le même registre lexical et théorique que la préface d’ Un coup de dés (fig. 3) qui paraît dans la revue Cosmopolis en avril 1897. Deux fragments de préface le montrent clairement :

 

[...] mais si, pour quelque motif elle [la parole] requiert le papier, dépossédé de sa fonction originelle de montrer des images, alors ne doit-elle pas remplacer celles-ci à sa façon, idéalement et fictivement.
[...] or que dans un cas elle [la parole] requiert la blancheur du papier, dépossédé celui-ci de sa fonction de surface ou présenter à l’œil uniquement des images, alors la parole ne doit-elle pas remplacer celles-ci à sa façon, moins tangiblement par un texte ou littérairement [10].

 

       Le parallélisme des constructions syntaxiques de ces deux fragments avec la déclaration sur le cinéma ne laisse aucun doute. « La parole », l’actant de ces deux fragments, déjà vouée à réunir « images » et « texte » sur le « papier », se verra remplacée par le « déroulement » du cinéma, pour lequel l’écran fait implicitement office de support papier. Le fameux « blanc » ou « espacement » mallarméen, qui donne à l’émargement blanc de toute trace écrite une nouvelle potentialité sémantique, a partie liée avec le Cinématographe des Frères Lumière. Pour affermir ce lien surprenant, analysons brièvement les associations de Mallarmé avec certains acteurs reconnus de l’industrie cinématographique parisienne balbutiante [11].

 

>suite
[1] Pierre Reverdy, Le livre de mon bord 1930-1936, Paris, Mercure de France, 1948, p. 229.
[2] Edmond Jabès, « Spectacle », dans Les mots tracent, Je bâtis ma demeure, Paris, Gallimard, 1959, p. 173.
[3] Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Paris, Gallimard, 1998.
[4] Faute de place, nous ne traiterons pas ici d’auteurs plus récents, tels Pierre Alféri, Valérie Pittolo, ou XX. Notre travail est cependant en partie une tentative pour comprendre la place du cinéma dans leur œuvre.
[5] À de rares exceptions, tels Alain et Odette Virmaux, Les Surréalistes et le cinéma, Paris, Seghers, 1976.
[6] Louis Aragon, « Du décor », Le Film (16 septembre 1918), p. 10.
[7] Pour le blanc de la page hors référence au cinéma, voir Anne-Marie Christin, Poétique du blanc, vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet, Paris, Vrin, 2000.
[8] Ce mot fut inventé par des critiques de cinéma et des cinéastes tels Émile Vuillermoz et Marcel L’Herbier vers 1917-19, et raffiné par d’autres au début des années vingt tels Louis Delluc, Léon Moussinac et Germaine Dulac. Il dénotera une qualité structurelle et rythmique du montage cinématographique. Voir Richard Abel, French Film Theory and Criticism, Princeton, Princeton University Press, 1997, pp. 206-213. Nous l’utilisons dans le sens nouveau de présence sous-jacente mais active d’aspects cinématographiques dans la matérialité de la page et dans la préhension générale de l’écriture par l’écrivain.
[9] Stéphane Mallarmé, « Enquête sur le roman illustré par la photographie », Mercure de France, janvier 1898, p. 110 (et Œuvres complètes [1945], Paris, Gallimard, p. 878. Ces deux textes sont erronés ; la version correcte se trouve dans le volume IX de la correspondance, p. 236).
[10] Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes I [1998], Paris, Gallimard, p. 392.
[11] Je renvoie à mon article « Mallarmé’s Cinepoetics : The Poem Uncoiled by the Cinématographe, 1893-1898 » dans PMLA, janvier 2005, pp. 128-147.