Fig. 16. Jean Epstein, Bonjour cinéma
Fig. 17. À gauche, carton de L’Âge d’or
(Luis Buñuel et Salvador Dalí, France, 1930),
à droite, Pierre Reverdy, Le Voleur de talan
C’est Apollinaire, dans sa fameuse conférence de 1917 sur « L’Esprit nouveau et les poètes », qui le premier appela les poètes à se tourner vers le cinéma et le phonographe, sans toutefois spécifier s’ils devaient simplement comme lui contribuer à des scénarios, puisqu’il venait juste de vendre « La Bréhatine » écrit en collaboration avec André Billy. Ce n’est pas avant La Poésie d’aujourd’hui, un nouvel état d’intelligence (1921) [25] de Jean Epstein (sous l’impulsion de Cendrars qui alors collaborait au film La Roue d’Abel Gance) que se développa une poétique précise du modernisme cinégraphique : « Pour, ainsi, se mutuellement soutenir, la jeune littérature et le cinéma doivent superposer leurs esthétiques » (p. 170). Epstein continue :
« Movies » disent les Anglais ayant compris que la première fidélité de ce qui représente la vie, est de grouiller comme elle. Une bousculade de détails constitue un poème, et le découpage d’un film enchevêtre et mêle, goutte à goutte, les spectacles. Plus tard seulement on centrifuge, et du culot se prélève l’impression générale. Cinéma et lettres, tout bouge. (p. 173)
Cette mise en mouvement des lettres se passe à la fois pour le signifiant du mot et pour son signifié. Epstein indique que « le mot n’est plus la désignation d’un objet précis, mais au contraire une sorte d’embout aussi universel qu’il est possible, destiné à mettre en liaison les images les plus éloignées » (p. 65). Rappelant la poétique associative de Reverdy, et annonçant celle de Breton, une telle conception s’en distingue néanmoins en suggérant la co-substantialité du mot et de l’image, c’est-à-dire de la littérature et du cinéma. C’est là l’innovation philosophique d’Epstein qui, ayant cité un poème de Reverdy, insiste sur cette co-substantialité :
Ainsi il apparaît nettement que la littérature moderne admet un seul plan intellectuel. Tout : pensée et acte, idée et sensation, aujourd’hui et demain et hier, prévisions et certitudes et souvenirs, tout est projeté ensemble, côte à côte, sur le même carré d’écran. (p. 145)
Il n’est que de lire son Bonjour cinéma (1921) [26] pour découvrir la mise en œuvre de cette poétique en un livre expérimental, où l’on retrouve en un montage rapide des affiches faites de lettres en mouvement sur la page, des propos théoriques, des fragments de poèmes en vers libres, des photogrammes superposés, et des dessins de Fernand Léger qui superposent l’espace de la page et celui de l’écran (fig. 16).
D’autres poètes notent cette superposition intermédiale de manière différente. Ainsi, certains remarquent que les
intertitres enserrés dans leurs cadres ressemblent d’assez près aux strophes d’un poème. Par exemple, la petite strophe carrée de Reverdy dans son roman
poétique visuel Le Voleur de Talan (1917), ressemble à s’y méprendre à l’intertitre carré avec retour régulier à la ligne
qui en est le format principal (fig. 17). Unité de sens et pourtant fragment narratif incomplet, l’intertitre fournit aussi
un nouveau modèle sémantique que le recueil poétique précédent de Reverdy (La Lucarne ovale, 1916) semble d’ores et déjà
émuler. En outre, de nombreux intertitres du Muet, et pas seulement dans les films d’avant-garde, adoptent une mise en page assez libre : chaque ligne ne commence pas contre
la marge de gauche, mais souvent flotte - sans motivation apparente - au milieu de la ligne, comme dans un poème « cubiste » de Reverdy ou Cocteau.
Mais l’homologie entre l’espace de la marge du livre et l’espace de l’écrit-à-l’écran n’est pas au
centre de la cinégraphie. Comme nous le verrons avec Epstein, il s’agit plutôt d’un nouveau mode de relation. Ainsi Reverdy décrit en 1917, également dans
sa revue Nord-Sud, ce que les cinéastes nommèrent plus tard « le raccord du regard », c’est-à-dire un plan montrant, comme l’explique
Reverdy, « une femme qui regarde » suivi par un plan montrant « un ciel nuageux » afin de suggérer qu’« elle regarde le
ciel ». Reverdy conclut :
Au cinéma le geste ne doit pas remplacer les mots. Il existe d’autres moyens exclusivement cinématographiques qui dispensent de telles exagérations de gestes. L’esprit du lecteur fait le reste [27].
L’expression rappelle le « tout devant se passer dans l’esprit du lecteur » de la déclaration de Mallarmé sur le cinéma, mais avec une différence notable : il s’agit ici d’un nouveau mode de relation practico-sémantique. La cinégraphie part donc d’une intuition similaire à celle de Mallarmé sur le déroulement du texte s’émargeant cinématographiquement, mais elle y cherche de nouveaux modes concrets applicables à l’écriture.
Cocteau, qui se passionna très tôt pour la bande dessinée (« Les Eugènes » dans Le Potomak date d’environ 1916), réfléchira par exemple profondément dans ses films et dans ses écrits à la dimension intermédiaire qu’ouvre le cinéma entre le plan et le volume. Ainsi, il considérera le cône projeté de l’image cinématographique - et le cône des phares de voiture - comme un espace poétique virtuel, familier mais mystérieux, de même nature que l’envers des miroirs. Dans un titre de livre qui l’obséda longtemps - Le Voyageur vers la gauche - Cocteau relie directement cet hyperespace ou ce type d’hyperespace au bord gauche de la marge où s’enfouit latéralement le mystère originaire de tout espace plat et cadré. On peut encore une fois se demander si ce n’est pas justement l’espace hors écran - il joue un rôle fondamental dans la composition et le montage des images cinématographiques - qui ouvre la possibilité même de concevoir la page comme site d’un nouveau type de déplacement, d’un nouveau voyage perceptuel dans l’ordre de la représentation [28].