Fig. 6, 7, 8. Jean Epstein, La Chute de la maison Usher,
1928
Fig. 9, 10. Man Ray, L’Étoile de mer, 1928
Fig. 11. Germaine Dulac, La Belle Dame sans merci,
1922
Fig. 12. Guillaume Apollinaire, « Paysage », 1918
Fig. 13. Émile Cohl, Fantasmagorie, 1912
Fig. 14. Blaise Cendrars et Sonia Delaunay,
La Prose du transsibérien, 1913
Fig. 15. Blaise Cendrars et Sonia Delaunay,
La Prose du transsibérien, 1913
Cinégraphie et poésie visuelle, 1913-1921
Tout comme l’œuvre de Frankétienne, la poétique cinégraphique demeure marginalisée, affaire de poètes
marginaux. La symbolique du champ culturel n’en reste pas moins modélisée comme page géante où les capitales centripètes, trônant sur des
péri-cultures en minuscules, incarnent l’auctoritas hiérarchisante du texte sur ses marges. Cet imaginaire de la page se présentant comme dispositif
mimétique de l’espace vécu de la modernité, et donc champ d’action poétique, fait pleinement partie du legs mallarméen. Nous voudrions montrer
à présent combien l’esthétique de « L’esprit nouveau » en poésie, allant de Mallarmé aux surréalistes, a saisi cet
imaginaire de la page en tant que champ d’action au travers de sa passion pour le cinéma. L’avant-garde poétique marginalisée a entrepris une réflexion
profonde sur la cinématicité induite dans le champ de représentation du langage écrit.
Car il convient avant tout de mettre entre parenthèses, heuristiquement, nos habitudes épistémologiques qui placent le texte et la
littérature en position d’arché, d’origine, pour mieux pousser le cinéma en marge comme greffe récente, ajout tardif, média d’adaptation
inessentiel. À l’écran, c’est en effet le langage, et surtout l’écrit, qui joue le rôle de marge. On pourrait même avancer que la greffe du langage
sur l’image filmique sert à cette dernière de pleine marge - bien que marge d’un genre nouveau - en retour peut-être de la manière dont
l’évacuation progressive de la marge du livre comme espace pictural en vint à définir l’autosuffisance de l’écriture à la fin du Moyen-Âge.
Quoiqu’il en soit, l’insertion progressive du langage dans le film scande l’histoire du cinéma à partir de la fin des bonimenteurs
[18] : depuis l’ajout du titre du film dans le film (dés 1897 la firme Gaumont propose des bandes titres facultatives pour ses
films [19]),
la généralisation des cartons-titres ou intertitres (vers 1902), l’arrivée de la voix chantée (vers 1905 pour Alice Guy Blaché, puis 1927 pour Le
Chanteur de jazz), le générique autonome en exergue (années 20), et jusqu’à la fameuse arrivée du parlant (diégétique en 1929,
extra-diégétique en 1931), des sous-titres (1930), et enfin du double générique (avant et après le film) du cinéma d’aujourd’hui. Si
l’écrit à l’écran est aujourd’hui repoussé dans les marges du film - avant et après, ou au bas de l’image - il y eut néanmoins
dans les années 20 de nombreux efforts visant à suturer les mots à l’image filmique elle-même, de la part de L’Herbier, Dulac, Epstein et Man Ray en
particulier.
Tentatives cinégraphiques par excellence, puisqu’il s’agissait non pas de réinscrire le texte au centre du champ visuel et comme
éclipsant ou écrasant l’image, mais de trouver de nouvelles compositions et modes d’insertion du texte qui puissent respecter l’image en tant que signifiant primaire.
C’est ainsi que L’Herbier dans L’Homme du large (1921) multipliera les caches irréguliers redessinant le pourtour de l’image, afin d’ouvrir une marge
où le texte puisse s’inscrire tout contre l’image, en des configurations toujours renouvelées. Epstein dans La Chute de la maison Usher (1928), et plus subtilement
déjà dans Cœur fidèle (1923), généralisera la présence de mots écrits à l’intérieur de la diegesis
même (lettres, manuscrits, livres qui tombent au ralenti, intertitres de tailles variées, voire mots gravés sur les murs) (fig. 6, 7 et 8).
Man Ray en fit de même en adaptant un poème de Robert Desnos, L’Étoile de mer (1928) (fig. 9 et 10).
Quant à Germaine Dulac, c’est dans La Belle Dame sans merci (1922) qu’elle utilisera le texte d’une manière remarquable, en imprimant sur l’écran
de haut en bas les vers que chante une cantatrice, recouvrant ainsi son visage d’un filet de mots qui s’arrête cependant à sa bouche qui les chante
(fig. 11). L’image sécrète ainsi le texte qui vient s’y superposer : comme le texte se formate eu
égard à la composition interne de l’image, cette superposition n’est plus celle du texte convexe s’inscrivant en média dominateur sur la page plate et vide.
C’est dorénavant elle qui le reçoit selon ses besoins à elle [20].
Les poètes ont suivi de près ce nouveau rapport entre le signifiant-image filmique et sa marge écrite. Nous avons suggéré ailleurs [21] comment, dès 1913, le « fantoche » des dessins animés d’Émile Cohl - silhouette anthropomorphique schématisée comme sur les dessins d’enfants [22] - a probablement influencé le premier des Calligrammes d’Apollinaire, « Paysage », qui contient un fantoche (fig. 12). Une première version du poème est titrée en effet « Petit paysage animé » : les éléments du calligramme y sont plus dynamiques et reliés que sur la version finale, et il semble plus que probable qu’Apollinaire fasse un clin d’œil du côté du dessin animé, ce mot venant justement d’être employé par Cohl en ce sens précis, dans des titres comme « Allumettes animées » (1912). Dans plusieurs dessins animés, Cohl n’hésite pas à montrer sur la page la main qui y trace un dessin (fig. 13), littéralisant la nouvelle homologie fondamentale entre la marge blanche de la page et l’espace animé. Le calligramme fait donc montre de ce nouveau rapport cinégraphique entre le signifiant-image filmique et le tracé/l’écrit qui en est dorénavant la marge pourrait-on dire interne. Apollinaire l’indique assez clairement lorsqu’il définit le calligramme à la charnière de la typographie et du cinéma :
Quant aux Calligrammes, ils sont une idéalisation de la poésie verslibriste et une précision typographique à l’époque où la typographie termine brillamment sa carrière, à l’aurore des moyens nouveaux de reproduction que sont le cinéma et le phonographe [23].
Si le calligramme abolit la marge - c’est à dire la délimitation du champ typographique - ou plutôt l’absorbe au sein du support visuel unifié de la page, c’est donc une manière de reconnaître que le cinéma est en large partie responsable de ce support visuel unifiant l’écriture, ce que Jean Epstein va appeler « le plan intellectuel unique ». Blaise Cendrars ne fait pas référence expresse au cinéma avant 1917, avec son « ABC du cinéma ». Pourtant, on pourrait arguer que son grand poème illustré par Sonia Delaunay, « Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France, représentation synchrone, peinture simultanée Mme Delaunay, Texte Blaise Cendrars » (fig. 14 et 15), présente une abolition complète et de la marge et du blanc de la page en même temps qu’un déroulement du texte au sein d’un écheveau de formes colorées cinétiques, qui ne peuvent pas être sans rapport avec le déroulement des films colorés et sous-titrés de l’époque [24].