Cinégraphie, ou la marge à dérouler
-Christophe Wall-Romana
_______________________________
pages 1 2 3 4 5 6 7

  
Fig. 6, 7, 8. Jean Epstein, La Chute de la maison Usher,
1928

 
Fig. 9, 10. Man Ray, L’Étoile de mer, 1928


Fig. 11. Germaine Dulac, La Belle Dame sans merci,
1922


Fig. 12. Guillaume Apollinaire, « Paysage », 1918


Fig. 13. Émile Cohl, Fantasmagorie, 1912


Fig. 14. Blaise Cendrars et Sonia Delaunay,
La Prose du transsibérien, 1913


Fig. 15. Blaise Cendrars et Sonia Delaunay,
La Prose du transsibérien, 1913

Cinégraphie et poésie visuelle, 1913-1921

 

       Tout comme l’œuvre de Frankétienne, la poétique cinégraphique demeure marginalisée, affaire de poètes marginaux. La symbolique du champ culturel n’en reste pas moins modélisée comme page géante où les capitales centripètes, trônant sur des péri-cultures en minuscules, incarnent l’auctoritas hiérarchisante du texte sur ses marges. Cet imaginaire de la page se présentant comme dispositif mimétique de l’espace vécu de la modernité, et donc champ d’action poétique, fait pleinement partie du legs mallarméen. Nous voudrions montrer à présent combien l’esthétique de « L’esprit nouveau » en poésie, allant de Mallarmé aux surréalistes, a saisi cet imaginaire de la page en tant que champ d’action au travers de sa passion pour le cinéma. L’avant-garde poétique marginalisée a entrepris une réflexion profonde sur la cinématicité induite dans le champ de représentation du langage écrit.
       Car il convient avant tout de mettre entre parenthèses, heuristiquement, nos habitudes épistémologiques qui placent le texte et la littérature en position d’arché, d’origine, pour mieux pousser le cinéma en marge comme greffe récente, ajout tardif, média d’adaptation inessentiel. À l’écran, c’est en effet le langage, et surtout l’écrit, qui joue le rôle de marge. On pourrait même avancer que la greffe du langage sur l’image filmique sert à cette dernière de pleine marge - bien que marge d’un genre nouveau - en retour peut-être de la manière dont l’évacuation progressive de la marge du livre comme espace pictural en vint à définir l’autosuffisance de l’écriture à la fin du Moyen-Âge. Quoiqu’il en soit, l’insertion progressive du langage dans le film scande l’histoire du cinéma à partir de la fin des bonimenteurs [18] : depuis l’ajout du titre du film dans le film (dés 1897 la firme Gaumont propose des bandes titres facultatives pour ses films [19]), la généralisation des cartons-titres ou intertitres (vers 1902), l’arrivée de la voix chantée (vers 1905 pour Alice Guy Blaché, puis 1927 pour Le Chanteur de jazz), le générique autonome en exergue (années 20), et jusqu’à la fameuse arrivée du parlant (diégétique en 1929, extra-diégétique en 1931), des sous-titres (1930), et enfin du double générique (avant et après le film) du cinéma d’aujourd’hui. Si l’écrit à l’écran est aujourd’hui repoussé dans les marges du film - avant et après, ou au bas de l’image - il y eut néanmoins dans les années 20 de nombreux efforts visant à suturer les mots à l’image filmique elle-même, de la part de L’Herbier, Dulac, Epstein et Man Ray en particulier.
       Tentatives cinégraphiques par excellence, puisqu’il s’agissait non pas de réinscrire le texte au centre du champ visuel et comme éclipsant ou écrasant l’image, mais de trouver de nouvelles compositions et modes d’insertion du texte qui puissent respecter l’image en tant que signifiant primaire. C’est ainsi que L’Herbier dans L’Homme du large (1921) multipliera les caches irréguliers redessinant le pourtour de l’image, afin d’ouvrir une marge où le texte puisse s’inscrire tout contre l’image, en des configurations toujours renouvelées. Epstein dans La Chute de la maison Usher (1928), et plus subtilement déjà dans Cœur fidèle (1923), généralisera la présence de mots écrits à l’intérieur de la diegesis même (lettres, manuscrits, livres qui tombent au ralenti, intertitres de tailles variées, voire mots gravés sur les murs) (fig. 6, 7 et 8). Man Ray en fit de même en adaptant un poème de Robert Desnos, L’Étoile de mer (1928) (fig. 9 et 10). Quant à Germaine Dulac, c’est dans La Belle Dame sans merci (1922) qu’elle utilisera le texte d’une manière remarquable, en imprimant sur l’écran de haut en bas les vers que chante une cantatrice, recouvrant ainsi son visage d’un filet de mots qui s’arrête cependant à sa bouche qui les chante (fig. 11). L’image sécrète ainsi le texte qui vient s’y superposer : comme le texte se formate eu égard à la composition interne de l’image, cette superposition n’est plus celle du texte convexe s’inscrivant en média dominateur sur la page plate et vide. C’est dorénavant elle qui le reçoit selon ses besoins à elle [20].

       Les poètes ont suivi de près ce nouveau rapport entre le signifiant-image filmique et sa marge écrite. Nous avons suggéré ailleurs [21] comment, dès 1913, le « fantoche » des dessins animés d’Émile Cohl - silhouette anthropomorphique schématisée comme sur les dessins d’enfants [22] - a probablement influencé le premier des Calligrammes d’Apollinaire, « Paysage », qui contient un fantoche (fig. 12). Une première version du poème est titrée en effet « Petit paysage animé » : les éléments du calligramme y sont plus dynamiques et reliés que sur la version finale, et il semble plus que probable qu’Apollinaire fasse un clin d’œil du côté du dessin animé, ce mot venant justement d’être employé par Cohl en ce sens précis, dans des titres comme « Allumettes animées » (1912). Dans plusieurs dessins animés, Cohl n’hésite pas à montrer sur la page la main qui y trace un dessin (fig. 13), littéralisant la nouvelle homologie fondamentale entre la marge blanche de la page et l’espace animé. Le calligramme fait donc montre de ce nouveau rapport cinégraphique entre le signifiant-image filmique et le tracé/l’écrit qui en est dorénavant la marge pourrait-on dire interne. Apollinaire l’indique assez clairement lorsqu’il définit le calligramme à la charnière de la typographie et du cinéma :

 

Quant aux Calligrammes, ils sont une idéalisation de la poésie verslibriste et une précision typographique à l’époque où la typographie termine brillamment sa carrière, à l’aurore des moyens nouveaux de reproduction que sont le cinéma et le phonographe [23].

 

       Si le calligramme abolit la marge - c’est à dire la délimitation du champ typographique - ou plutôt l’absorbe au sein du support visuel unifié de la page, c’est donc une manière de reconnaître que le cinéma est en large partie responsable de ce support visuel unifiant l’écriture, ce que Jean Epstein va appeler « le plan intellectuel unique ». Blaise Cendrars ne fait pas référence expresse au cinéma avant 1917, avec son « ABC du cinéma ». Pourtant, on pourrait arguer que son grand poème illustré par Sonia Delaunay, « Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France, représentation synchrone, peinture simultanée Mme Delaunay, Texte Blaise Cendrars » (fig. 14 et 15), présente une abolition complète et de la marge et du blanc de la page en même temps qu’un déroulement du texte au sein d’un écheveau de formes colorées cinétiques, qui ne peuvent pas être sans rapport avec le déroulement des films colorés et sous-titrés de l’époque [24].

 

>suite
retour<
[18] Les bonimenteurs commentaient, voire jouaient, les films dits muets jusque vers les années 10 en France, plus tard au Canada, en encore plus tard dans la tradition benshi au Japon.
[19] Claire Dupré la Tour, « Un procédé filmique : l’intertitre. Retour aux sources » dans Cinéma et littérature : d’une écriture l’autre, éd. Laurence Schifano, Paris, RITM, 2002, p. 16.
[20] Je songe à la critique de la sexuation du sens par Irigaray - qui a des limites très nettes dans notre application, puisque l’image filmique ne peut être en soi considérée comme un média phallogocentrifuge.
[21] Voir « Poire, Plume, Douve et bob : le fantoche filmique dans la poésie », French Review (à paraître, 2007).
[22] Voir quelques animations d’Emile Cohl.
[23] Cité par Anna Boschetti, La Poésie partout, Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, 2001, p. 180.
[24] Rappelons que la pellicule en nitrate de cellulose après 1910 était le plus souvent pré-colorée ; un feuilleton des Vampires de Feuillade, en 1917, utilise en moyenne quatre couleurs différentes.