Fig. 16. Paul Klee, Monument im Fruchtland
Fig. 17. Paul Klee, individualisierte Höhenmessung
der Lagen
Cette conception se ressent jusque dans la classification de Klee entre surfaces actives, médiales et passives ; on pourrait s’en inspirer pour définir la marge comme une surface habituellement passive qui deviendrait active en vertu des inscriptions qu’elle accueille, et qui n’a donc rien du lieu neutre défini en introduction. C’est d’ailleurs l’analyse qu’applique L. Marin à Ein Blatt aus dem Städtebuch (« Une page du livre de la cité », 1928). Le tableau se présente comme une partition de signes inconnus inscrits en palimpseste, à la fois structurée par la répétition d’unités linéaires et rythmée par les signes récurrents et variés sur chaque portée. La structure élémentaire du tableau serait selon lui constituée par la combinaison des lignes parallèles, incarnant une multiplicité d’initiatives, et d’une ligne mélodique représentant l’unité d’une force active. L’opposition entre le plan et les signes qu’il accueille fonderait la signification secondaire du tableau. Cette impression émerge de la rencontre entre des signes graphiques linéaires actifs et une surface neutre et passive, habitée par des surfaces actives, créatrices d’espace ; elle se voit renforcée par les alinéas du « texte » et les marges qui l’entourent et contrastent avec la surface grise et neutre du subjectile proprement dit. C’est seulement dans un troisième temps que des associations figuratives se font, évoquant en l’occurrence
une sorte de plan figuré, hiéroglyphique, d’une ville, avec ses églises, ses palais [57], ses maisons, ses murs, ses tours, ensemble complexe, ramifié, proliférant, mais en même temps ensemble organique, cohérent, rythmé, structuré, que notre regard domine, ville-plan avec sa double enceinte, avec son archéologie, son histoire, qui s’oppose au monde extérieur, à l’espace vide, à ce soleil angoissant, au désert menaçant [58].
C’est par ce va-et-vient entre le centre et la périphérie, entre le texte et l’image que se crée un réseau de sens, réalisant un circuit sans fin entre la main qui inscrit, le support qui reçoit et l’œil qui décrypte. Dans le Credo du créateur, Klee emploie la métaphore de l’étincelle :
La genèse de l’« écriture » est une très bonne parabole du mouvement. L’œuvre d’art est elle aussi en premier lieu genèse, elle n’est jamais purement vécue comme un produit. / Un certain feu aspirant au devenir s’anime, se transmet à la main qui le conduit, se répand sur la table et s’y propage puis refermant le cercle, puis d’un saut telle une étincelle, retourne là d’où elle vient : dans l’œil et après [regagnant le centre du mouvement, de la volonté, de l’idée] [59].
C’est par le détour de la main et peut-être aussi des marges combinées au média de l’écriture que Klee
parvient à réaliser cette boucle d’une œuvre conçue en perpétuel mouvement, à la fois en raison du mouvement qui préside à sa
création et de celui qui permet sa réception : celui de l’œil qui parcourt (qui « broute » selon le mot de Klee) les chemins
aménagés à son intention dans le tableau, l’œuvre ne devant jamais être perçue comme produit fini, mais comme forces agissantes, non comme
« Form-Enden » mais comme « formende Kräfte ». C’est ainsi que l’on peut également comprendre la formule maintes
fois citée : « L’art ne reproduit pas le visible, mais rend visible ». Il ne s’agit pas de reproduire la Création dans ses formes
achevées, mais de faire de l’art une Création continuée, dont la véritable nature est d’être naturante.
Aussi y a-t-il chez Klee une nécessité de lire le texte « entre les lignes », d’apercevoir non
l’entrebâillement barthésien du texte, mais celui du tableau. Car « les coups de ciseaux, les raccords et coutures ne sont invisibles que pour le lecteur qui accepte
la fiction du produit fini, c’est-à-dire qui s’est assimilé sa propre marge », qui n’est toujours qu’une fiction [60].
On peut transposer d’ailleurs cette réflexion sur le plan du métatexte que constitue le choix d’accrochage impliqué par toute exposition, et dont le parcours est
toujours différent pour chaque visiteur, et le comparer, comme le fait L. Marin, à un « texte déchiré, lacunaire qu’il réécrirait sans
cesse et qui sans cesse déplacerait ses énigmes ». D’autant que les mondes intermédiaires revêtent une grande importance dans l’imaginaire de Klee,
ce qu’il nomme les « Zwischenwelten » ; un peu à la manière des arrières-mondes nietzschéens, ils trouvent à s’incarner
dans les limbes, les milieux aériens ou aquatiques, parfois les deux à la fois. Le peintre ancre le but à atteindre [61]
dans ce lieu intermédiaire, entre le monde et la peinture, où l’écriture elle-même se substantifie, où les lettres sont à la fois signifiées et
signifiantes, entre visible et invisible. Nous reprenons l’intuition de Marcel Franciscono :
L’expérience de ses tableaux nous porte à croire que Klee ne se tenait pas en quelque lieu entre les mondes, comme il le prétendait, regardant ce monde-ci en contrebas et levant les yeux vers un monde plus élevé, mais qu’il se tenait plutôt à leurs marges, en regardant les deux avec la même distance réductrice [62].
Klee développe en ce sens un imaginaire propre aux marges, une rêverie de la limite dont on peut suivre la trace dans des tableaux constitués d’une superposition de
nombreuses couches colorées comme Monument im Fruchtland (« Monument dans le pays fertile », 1929) ou individualisierte Höhenmessung der Lagen
(« Mesure individualisée de la hauteur des couches », 1930) (fig. 16 et 17). Ces œuvres voient
le jour après un séjour avec Kandinsky en Egypte, durant lequel il renouvelle son imaginaire propre au contact d’une civilisation différente, d’un ailleurs
rêvé, à la faveur d’un changement de paradigme culturel, placé en marge de lui-même en quelque sorte.
L’utilisation de l’écriture sous ses formes les plus diverses - phrases, mots, alphabets, lettres éparses, chiffres, pictogrammes,
fragments assimilables à des écritures anciennes et perdues, à des hiéroglyphes, ou encore écritures totalement fictives -, en marge ou aux marges du tableau
n’a chez Klee en soi rien d’un phénomène marginal, c’est même à notre sens une constante de son art et de sa réflexion, qu’incarne la ligne
« ontogénétique », omniprésente. Elle est pour lui non seulement un moyen de penser son art, mais aussi un moyen de l’accomplir, dans une
démarche qui veut donner à lire le tableau, dans lequel des chemins sont aménagés pour l’œil, selon les voies du visible et du lisible, toujours intimement
entrelacées. Le choix formel de Klee de mettre en évidence les marges du tableau vise donc à la fois à dénoncer les apparences et le tableau comme simulacre, tout
en suggérant l’existence d’un monde invisible qu’elles matérialisent, dans une filiation directe avec les Romantiques allemands comme Novalis qui voyait dans la
nature un seul et unique calligramme à déchiffrer. Mais par ce procédé, Klee place surtout le spectateur au cœur d’un processus actif qui l’oblige
à réfléchir sur les conditions de possibilité de l’apparition de ce qui fait image dans le texte ou dans le tableau, de même que pour l’idéogramme,
la différence entre le vide et le plein [63] est la condition même de l’émergence d’une forme, d’une certaine
aspiration à être qui ne se réalise que dans un écart à soi-même.