Ad Marginem, écriture et peinture
chez Paul Klee - Aux marges du tableau :
titres, légendes, signature

- Florence Rougerie
_______________________________
pages 1 2 3 4 5 6 7


Fig. 6. Paul Klee, dieser Kopf versteht die Gleichung nicht


Fig. 7. Paul Klee, Sch ! (Gefahr)

       Les ouvrages qui sont consacrés aux titres de Klee [30] explorent davantage leur champ sémantique. Ici, c’est plutôt leur forme concrète ainsi que les mécanismes d’association qui se mettent en place entre le texte et l’image qui nous intéressent. L. Marin fait d’ailleurs une distinction entre ces deux niveaux d’analyse, car il y a pour lui une

 

différence radicale entre ce titre inscrit sur le cadre et le même dans le catalogue que je tiens à la main devant le tableau : le second est un texte, sans doute analysable par commutation, dans ses éléments composants ; il caractérise un individu d’une classe par énumération de ses caractères distinctifs. Sorte d’abrégé de définition nominale, c’est une proposition de langage, une articulation de concepts. Le premier est un signe gestuel - un symbole indiciel - qui garde de son appartenance antérieure au langage les signes par lesquels il s’inscrit, mais qui désormais fait signe vers le tableau : substitut du nom propre, écriture qui revient, en deçà du langage, qui se libère de sa subordination [31].

 

       Christina Kröll part dans son introduction d’un exemple : Lenkbarer Grossvater (« Grand-père dirigeable »), qui désigne une composition libre de formes. Mais la « désigne »-t-il à proprement parler ? Outre le fait que les associations de Klee reposent souvent sur le grotesque ou du moins sur l’incongruité [32], il importe de les étudier en même temps que l’image avec laquelle ils entrent en interaction, pour en comprendre le mécanisme.
       Dans le dessin à la plume Rad-Wahn (« Manie des roues », 1938, 526) [33], Klee met en scène la littéralité d’une expression courante (« Avoir un vélo dans la tête »), tout en produisant des images, dans deux langues différentes qui plus est, l’équivalent étant en allemand « einen Vogel haben ». Cette expression est elle-même détournée dans Katze und Vogel (« Chat et oiseau », 1928), où l’idée fixe d’un chat est représentée sous forme d’oiseau dans sa tête. Dans le dessin à la plume dieser Kopf versteht die Gleichung nicht (« Cette tête ne comprend pas la comparaison », 1939) (fig. 6) [34], la légende est redondante par rapport à ce qui est représenté. Elle joue sur le double sens du mot « Gleichung », à la fois « pesée » et « comparaison, métaphore », et que le français ne nous permet pas de conserver. Il s’agit en quelque sorte d’un « titre-valise », puisqu’il renferme en lui-même une comparaison susceptible d’échapper au spectateur, dans une mise en abîme de l’acte de réception. Dans le tableau Näherung « Länd » (« Approximation "paÿs" », 1940, 245) [35], la faute d’orthographe ou l’erreur typographique renforce le sens d’approximation du titre, non sans humour de la part de Klee sur son art, qui ne « ressemble » que de loin à ce qu’il représente ; d’autant qu’il appartient à une série reposant sur le principe de l’approximation, tous les titres commençant par le mot « Näherung. ». Celui-ci en particulier doit être prononcé, au moins mentalement, il doit être entendu pour avoir de l’effet, ce qui renforce l’idée que l’art du peintre est aussi par essence verbal.
       Même s’il est assez rare de trouver des commentaires des personnages sur la scène représentée, une phrase peut apparaître dans le tableau, sous forme de phylactères, à laquelle le titre répond. Ainsi dans ce dessin de 1913 : Listige Werbung (« Cour rusée »). Le titre correspond au commentaire de l’auteur et souligne le décalage entre ce qui est dit par le personnage masculin, proférant le mot de « Liebe » (« amour »), et son intention réelle, manifestement intéressée comme nous le signifie son sexe dressé vers la femme qu’il convoite. C’est par cette inscription que l’auteur introduit une distance ironique, dont la présence est soulignée par le contrepoids qu’apporte la signature au mouvement général du dessin, placée en enfilade sur la ligne figurant le sol sous leurs pieds. Les onomatopées sont une alternative à ce procédé d’oralisation. Elles introduisent le temps dans le tableau à la faveur du déchiffrage de ce qui est aussi un son, comme dans le dessin Sch ! (Gefahr) (« Sch ! (danger) ») (fig. 7), où les lettres surmontent les figures entremêlées faites apparemment de la même matière.
       Dans la plupart des cas, Klee joue sur le registre connotatif : le titre se fait le vecteur d’une dissonance partielle ou totale avec les éléments identifiables du tableau et relance une lecture autre que celle qui semble s’imposer. Il inclut à l’occasion des signes du tableau à la manière d’un rébus, en substituant leurs symboles aux éléments désignés ou en complétant le sens des mots, comme c’est le cas dans Wandbild des Tempels der Sehnsucht - dorthin (« Panneau mural du temple de la nostalgie - là-bas », 1922). Là, le déictique « dorthin » est encadré par deux flèches en sens contradictoires, marqueurs de la « Sehnsucht » d’un ailleurs qui l’anime, et répondant à celles du tableau qui nous renvoient à ce hors cadre [36].
       La démarche que Klee décrit lui-même dans la conférence De l’art moderne semblerait pourtant indiquer que l’association d’images et de mots intervient après la phase de création picturale ; pour nous, Klee souligne alors bien plus les dangers inhérents à l’attribution d’un titre, qui bien que suggéré par la « physionomie » propre du tableau, n’en est qu’un parmi tant d’autres possibles sous sa forme élaborée, mise en mots :

 

A mesure que l’ouvrage s’étoffe, il arrive facilement qu’une association d’idées s’y greffe, s’apprêtant à jouer les démons de l’interprétation figurative. Car, avec un peu d’imagination, tout agencement un peu poussé prête à une comparaison avec des réalités connues de la nature.
Une fois interprété et nommé, pareil ouvrage ne répond plus entièrement au vouloir de l’artiste (du moins pas au plus intense de ce vouloir), et ses propriétés associatives sont à l’origine de malentendus passionnés entre l’artiste et le public [37].

 

       Il semble que ces « malentendus », qui ne peuvent, comme l’indique leur étymologie, se produire qu’au niveau de l’entendement, ne relèvent pas du tableau en lui-même, qui n’affirme rien, et se contente d’être : « Le débat porte dès lors moins sur la présence de l’objet comme tel que sur son mode d’existence particulier, sur sa présentation » [38]. Tout indique que les malentendus ne naissent que de l’écart interprétatif créé par la confrontation de l’écriture et de la peinture sous la forme du titre. Le titre en lui-même est déjà une proposition de lecture : il induit un recentrage du regard sur certains éléments du tableau au détriment d’autres et il se rapproche d’un processus littéraire, descriptif, narratif, ou poétique dans sa conception [39].
       Cet écart est rendu possible par l’espace de la marge elle-même : le titre passant du verso au recto inscrit la représentation dans un autre espace à l’intérieur du tableau, marqué par une ligne horizontale et la fine écriture de Klee qui donne le nom de la représentation dans ce lieu second, comme une « redondance de la représentation picturale sur elle-même, par laquelle elle se nomme pour ce qu’elle est, non une illusion, mais un simulacre » [40]. Là encore, la présence immédiate du titre dans les marges du tableau renvoie le spectateur au processus de production et de réception à l’œuvre.

 

>suite
retour<
[30] C. Kröll, Die Bildtitel Paul Klees : eine Studie zur Beziehung von Bild und Sprache in der Kunst des zwanzigsten Jahrhunderts. Thèse, Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität, Bonn, 1968 ; Jakobson, Roman, « On the verbal art of William Blake and other poet-painters », Linguistic Inquiry, I, n°1, 1970, pp. 3-23 ; Kühn, Matthias : « Gewagte Symbiosen. Bild und Bildtitel im Spätwerk Klees », cat.d’expo. Kunstmuseum Berne 1990) ; Faust, Manfred, « Entwicklungsstadien der Wortwahl in den Bildtiteln von Paul Klee », dans Deutsche Vierteljahresschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, n°48, 1974, pp. 25-46.
[31] L. Marin, « Textes en représentation », Critique, n°282, nov. 1970, reproduit dans Etudes sémiologiques, op. cit., p. 66.
[32] Comme dans le vers « Grosspapa fährt Karrussell auf der Pfeffermühle » (« Grand’papa fait un tour de carrousel sur le moulin à poivre ») cité par A.-M. Petit-Emptaz, La Poésie chez Paul Klee, op. cit., p. 254.
[33] Reproduit dans le catalogue d’exposition Paul Klee - Kein Tag ohne Linie, Zentrum Paul Klee de Berne, 20 juin 2005-5 mars 2006, Hatje Cantz Verlag, 2005, p. 98.
[34] Reproduit dans le catalogue d’exposition Paul Klee - Kein Tag ohne Linie, op. cit., p. 23.
[35] Ibid., p. 24.
[36] Notamment par J. Laude, « Paul Klee - Lettres ; écriture ; signes », dans Écritures : systèmes idéographiques et pratiques expressives (I), Actes du colloque international de l’Université de Paris VII, éd. A.-M. Christin, 1982.
[37] P. Klee, « De l’art moderne », dans Théorie de l’art moderne, op. cit., p. 23.
[38] Ibid., p. 24.
[39] C’est le cas de la série inspirée des contes d’Hoffmann, qui introduit une référence implicite dans le titre au genre dont elle s’inspire, tels : Hoffmanneske Märchenscene, ou Geschichte.
[40] L. Marin, « Klee ou le retour à l’origine », Revue d’esthétique, n°1, janv-mars 1970, reproduit dans Etudes sémiologiques, op. cit., p. 103.