Fig. 8. Paul Klee, Zwei Männer, einander in
höherer Stellung vermutend, begegnen sich
Fig. 9. Paul Klee, Jungfrau (träumend)
Fig. 10. Paul Klee, Der Tod für die Idee
Signature
La signature est traditionnellement la seule inscription admise dans l’espace du tableau, à ses marges. Généralement
apposée en bas à droite, comme un paraphe clôt un texte, elle est un pôle d’attraction premier du regard, puisque son inscription de la main du maître
permet d’authentifier le tableau [41]. Si sa vocation est avant tout de permettre l’attribution sans ambiguïté possible d’un
tableau, tout en lui donnant sa valeur marchande (il rejoint l’ensemble des tableaux de ce maître [42]), elle permet éventuellement un
jeu sur l’identité.
Chez Klee, on perçoit une cristallisation très forte autour de l’identité ; elle trouve son écho dans la pratique
quotidienne de la tenue d’un journal et dans l’ambition exprimée mais mal assumée d’en faire une autobiographie. En ce qui concerne les variations autour de la
signature, Klee emprunte parfois aux pictogrammes. La signature se présente alors sous la forme d’initiales combinées à une feuille de trèfle, jeu de mots à
la fois sur la valeur prosaïque (Klee signifiant « trèfle »), mais aussi onomastique de son nom, puisqu’elle symbolise la chance dans les croyances
populaires. Cette pratique est cependant réservée aux œuvres de jeunesse, par exemple dans la série de gravures des Inventions, aux titres explicites. Dans
Zwei Männer, einander in höherer Stellung vermutend, begegnen sich (« Deux hommes se rencontrent, chacun supposant que l’autre est d’une position sociale
plus élevée », 1903) (fig. 8), le titre inscrit à la verticale le long du côté gauche de la
gravure accentue le format étiré du tableau et le rapproche du genre de la vignette. Dans Jungfrau (träumend) (« Pucelle (rêveuse) », 1903)
(fig. 9), un des coins semble corné ; il est orné de petits traits et d’un brouillon de tête d’oiseau
ayant peut-être servi de modèle.
La signature de Klee revêt plus généralement l’aspect d’une signature manuscrite sinon calligraphiée, qui se suffit
à elle-même. Elle est à la fois très reconnaissable mais également très sensible, contrairement à d’autres peintres, Albrecht Dürer, ou
après lui Klimt ou encore Egon Schiele, qui se créent un « logo » aisément identifiable, composé de leurs initiales, en apparence imprimées
avec un tampon de bois. Klee se rapproche en cela davantage de Rembrandt. Il s’agit certes d’une reconnaissance en paternité, c’est bien la marque de l’affirmation de
l’auteur et de l’acte d’instauration que constitue l’œuvre. La signature joue cependant sur la présence en absence de l’auteur, par une forme de
métonymie.
Le choix d’une graphie sensible, manuscrite [43], n’est donc pas un hasard : elle manifeste la
présence auctoriale par quelque chose de très fragile. C’est une écriture qui vit et respire, composées de lettres flottantes, qui étalent plus ou moins
leurs pattes, se distendent ou se resserrent. Là encore, l’écriture s’échappe des marges strictes dans lesquelles elle est habituellement confinée et
s’émancipe chez Klee pour imprimer une marque dynamique au tableau et entrer en résonance avec ses éléments.
Dans sa thèse consacrée à l’étude du signe chez Paul Klee, Young-Jou Kang distingue trois types de signatures, selon leur
emplacement, leur orientation, leur sens. En dehors du rôle traditionnel de la signature et de la place qui lui est assignée, il y a ce qu’il nomme les signatures imprévues,
qui se glissent dans le tableau, soit au point de devenir indiscernables du traitement du fond, soit en s’en distanciant. Elles jouent parfois un rôle quasi physique d’impulsion
ou de tremplin en influant sur l’équilibre et donc sur la lecture du tableau au même titre que les autres éléments. Elles se voient parfois même investies
d’une valeur humoristique.
Dans les deux dessins Gewaltsamer Tod (« Mort brutale », 1912, 88) et Sturz (« Chute », 1912, 130)
[44], la signature renforce le dynamisme de l’image et redouble son sens, celui d’une chute abrupte d’un signifiant graphique, en accentuant
la diagonale en l’occurrence. Le nom est parfois inachevé : Klee l’abrège en « Kl. », comme dans le dessin à la plume Ausschreitende
Figur (« Figure sortant à grands pas », 1915, 75) : la signature fait écho à la silhouette qui se précipite pour sortir du tableau, en
tournant le dos à un nuage de lettres d’imprimerie ; celles-ci apparaissent par transparence à travers le fin papier journal encollé, utilisé comme support, et
symbolisent une sombre prémonition à laquelle le personnage tente d’échapper. Cette même signature abrégée est en revanche cachée dans la
lithographie de 1915 Der Tod für die Idee (« La Mort pour l’idée ») (fig. 10). Elle est
dissimulée dans les débris représentés et disparaît presque sous la silhouette du soldat mort à peine griffonnée contrairement au titre qui fait son
lit. La frêle construction architecturale en forme de pyramide inversée, caractéristique du passage de Klee à une forme cristalline de l’abstraction, semble
émerger du corps sans vie. Son mouvement ascendant attire l’attention sur le titre, qui en est également le projet, la formule condensée, et qui pourrait signifier la mort
du sujet au profit d’une conception plus abstraite des moyens plastiques.
La signature s’affirme parfois de façon plus brutale encore, en venant mordre sur l’espace de la représentation, comme dans Engel,
noch hässlich (« Ange encore laid », 1940) (fig. 11). Le K démesuré de Klee, à la
manière d’un sceau, griffe d’un trait de crayon rouge contrasté le feuillet collé sur une page. Il est serti de deux traits horizontaux qui cadrent le dessin
lui-même constitué d’une ligne presque continue : elle ne subit que quelques arrêts grossièrement crayonnés comme dans les dessins d’enfants. Le
jeu des diagonales, des verticales, et des arrondis suffit à suggérer la silhouette contrefaite d’un ange velu à la mine réjouie.
La signature tend à s’extraire de la place conventionnelle qui lui revient, en affirmant la priorité du peintre-auteur sur son œuvre.
Souvent, elle se positionne à l’intérieur de l’espace du tableau et requiert alors l’attention du spectateur qui doit la déceler, immergée dans les
éléments figuratifs et non-figuratifs du tableau. La lithographie Ein Genius serviert ein kleines Frühstück (« Un génie sert le petit
déjeuner », 1920, 91) porte cette marque discrète, pourtant placée au cœur du tableau, signe de l’absorption du peintre-auteur dans son œuvre.
L’emplacement et la graphie de la signature de Klee par rapport aux orientations du mouvement du tableau ne sont donc pas anodins : ils fondent en
premier la possibilité d’une lecture du tableau, qui se fait traditionnellement de gauche à droite, sur le modèle du texte. Aussi tout déplacement de la signature
bouleverse-t-il cet ordre. Celle-ci introduit éventuellement une multiplicité d’orientations de lecture, auxquelles elle donne une impulsion primordiale, au sens poétique
comme du point de vue formel, selon l’inclinaison des lettres. L’inversion éventuelle de son sens d’écriture, en miroir, remet également nos habitudes de
lecture en question, nous contraignant à y revenir pour la décrypter. La diversité des formes que peut prendre une chose conventionnellement fixe et stable montre toute la
portée que prend l’acte de signer chez Klee ; elle prouve la distance de l’auteur vis-à-vis de son œuvre et de lui-même. Elle crée un jeu de
surprise et de décalage qui trouve son prolongement naturel dans les titres.
Lettres en liberté
Qu’en est-il lorsque cette confrontation du texte et de l’image se joue directement dans l’espace de lecture du tableau, et que le texte
abandonne ses fonctions conventionnelles d’authentification par le nom de l’auteur et d’identification par le titre du tableau, pour contribuer au sens du tableau autrement que
par une donation de sens ? Le texte peut se manifester sous forme de poèmes, de phrases, de mots, d’onomatopées ou d’interjections, réduites parfois à
leur plus simple expression (un point d’exclamation, par exemple), de lettres, de fragments de lettres. Quelle est leur répartition dans l’espace du tableau et quel rôle
remplissent alors les marges ?
Ce peut être à l’occasion un texte complet comme dans le dessin Weh mir. (« Malheur à moi. », 1912,
191/ 131) [45], où le poème est inscrit en dessous du dessin original : « Weh mir unter dem Sturmwind / ewig fliehender
Zeit // Weh mir in der Verlassenheit / ringsum in der Mitte allein // Weh mir tief unten auf dem vereisten Grunde Wahn » (« Malheur à moi pris par la tempête /
du temps qui éternellement fuit // Malheur à moi dans la solitude / tout autour de moi seul au milieu // Malheur à moi tout en bas sur le fond gelé de la
folie »). On remarque en allemand un jeu sur les assonances et le rythme donné par les anaphores qui accentuent le caractère de litanie. Le texte inscrit très à
gauche fait contrepoids à une figure aux bras levés au ciel, très ramassée sur elle-même, constituée d’un amas de lignes serpentines. Les deux
pôles sont reliés par un axe horizontal formé par des traits figurant le souffle de la tempête dont il est question dans le poème. Le texte lui-même est
composé de lignes irrégulières de longueur variable, plus ou moins serrées et convergentes. Sa graphie inclut une rature à la deuxième ligne avant le mot
« Zeit » et se caractérise par l’inégalité des caractères entre eux : Klee agrandit exagérément les majuscules
dans cette écriture cursive et souple, qui fait image, d’autant que la dernière ligne est ponctuée par une étoile. Ce dernier pictogramme que l’on retrouve
fréquemment dans le journal de Klee pour séparer deux paragraphes
(fig. 12) [46], en insérant une pause d’une durée indéterminée
entre deux aphorismes, confère au message une valeur prophétique et une tonalité funeste [47]. Cette mise en balance du texte et de
l’image incarne de façon savamment agencée un équilibre précaire et constamment menacé.