On a beaucoup discuté sur les compétences de Jeanne et sur son rôle dans la bataille. Etait-elle ainsi un génie militaire ? Si
elle apporte aux Français son charisme, un charisme qui vient de l’effet produit par une jeune bergère sur une population qui n’est pas habituée à voir une
paysanne de 17 ans tenir un rôle de meneur d’hommes, il n’est pas inconvenant de penser que son rôle militaire n’était pas essentiel.
Certes, ne doutons ni du courage physique de Jeanne qui sait s’exposer à l’avant-garde et fut blessée plusieurs fois (« Jeanne
était sans peur » nous dit Colette Beaune), ni de son sens inné de la position des bombardes et des canons, mais Jeanne ne commandait pas l’armée royale - Jeanne
n’était qu’une paysanne qui d’ailleurs n’a jamais été adoubée. Charles savait l’entourer de capitaines comme le duc d’Alençon,
ces compagnons d’armes pour qui la guerre était un métier.
Grossièrement, sa mission, Jeanne la présenta ainsi : elle soutint que l’inspiration lui vint du ciel, et si le sceptique n’est
pas obligé de croire à l’origine céleste de la mission de Jeanne, en tout cas pour Jeanne les choses étaient claires. Les voix lui ont ordonné d’aller
en France et de faire lever le siège mis par les Anglais devant Orléans, avant le couronnement du roi et l’expulsion des ennemis. Il s’agit donc d’une guerre juste,
au sens où elle est menée dans un désir de paix, sans haine pour l’ennemi. Il est sûr que la réussite de cette mission fit l’objet d’une
véritable prophétie. On connaît la suite. Que la mission ait été menée en outre par une bergère n’a rien d’artificiel. On sait que le
berger ou le bon pasteur est, dans la littérature médiévale et l’héritage biblique, l’image traditionnelle du guide providentiel.
Doit-on voir dans la délivrance d’Orléans un fait miraculeux ? L’historien Pierre Duparc conclut ainsi vigoureusement :
Les contemporains y ont certainement reconnu un autre sens du mot miracle, qu’indiquent les synonymes latins plus fréquemment employés : monstrum, prodigium. Il s’agirait alors d’un prodige, d’une manifestation de force, d’une impulsion divine. Les théologiens ont mis en évidence tantôt le signe, tantôt le prodige. Quel que soit le parti qu’on prenne à ce sujet et l’interprétation qu’on donne au mot, il est licite de parler de miracle pour la mission de Jeanne et à propos d’Orléans [28].
Comme l’historien médiéviste le suggère, il est bien difficile de définir des frontières exactes à
l’intérieur de cet espace consacré au pouvoir surnaturel au Moyen Âge [29], «comme le montrent bien la variété
et les flottements du vocabulaire médiéval » [30].
Au demeurant, il semble évident que la fonction remplie par la mission à caractère surnaturel de la Pucelle devant Orléans est une
fonction de légitimation : le miracle de la délivrance accrédite la nouvelle image de la libératrice providentielle, guidée par la main de Dieu. Jeanne de son
vivant devient un mythe.
Dans une perspective plus large, les historiens ont pu replacer l’épopée de Jeanne dans le cadre du prophétisme féminin des XIVe
et XVe siècles. Si on replaçait, en effet, l’apparition imprévue à la marge du texte de la frêle silhouette de Jeanne dans un contexte élargi, son
surgissement nous paraîtrait moins singulier. Ce contexte, c’est celui des prophétesses féminines de la fin du Moyen Âge, remarquablement étudié par
l’historien André Vauchez qui nous explique que « ce n’est pas tant son épopée qui fait d’elle un personnage extraordinaire que la richesse de sa
personnalité et l’empreinte qu’elle a laissée dans la mémoire collective des Français » [31].
En d’autres termes, Jeanne s’inscrit dans une lignée de femmes visionnaires connues dans la chrétienté, depuis Sainte Hildegarde
de Bingen en Rhénanie (morte en 1179), Sainte Brigitte de Suède (morte en 1373), Sainte Catherine de Sienne (morte en 1380) ou encore Marie Robine, simple paysanne (morte en 1399) des
Pyrénées qui nous rapproche de Jeanne d’Arc. Le cas de Jeanne est toutefois particulier, car elle n’a laissé ni prophéties, ni révélations, mais
il est notable que Jeanne a été d’emblée considérée comme une prophétesse par ses contemporains. Son expédition militaire doit dès lors
se déployer dans un contexte particulièrement enfiévré, politique mais aussi religieux [32]. Ecoutons André Vauchez à
ce propos :
Il paraît évident que son aventure militaire n’est pas sans lien avec l’atmosphère religieuse du temps, profondément marquée par les tensions eschatologiques et par un messianisme latent dont les femmes n’étaient pas seulement les porte-parole, mais de plus en plus les bénéficiaires [33].
Jeanne pouvait-elle dès lors apparaître comme une sainte de son vivant, c’est-à-dire dotée du pouvoir thaumaturgique ?
Les historiens en discutent, mais évitons soigneusement de plaquer sur le XVe siècle des schémas propres au XIXe siècle. Pour Jacques Le Goff, la Pucelle n’est
jamais apparue comme une sainte à personne et selon lui, l’idée n’a même pas effleuré ses plus ardents partisans [34].
Colette Beaune est plus mesurée, avançant que jusqu’à son arrestation, « Jeanne a été parfois qualifiée de sainte dans son propre
camp » [35].
En élargissant le propos, on constate que cette prise de parole populaire, protectrice et bienfaitrice, coïncide avec le paroxysme des crises entre
le milieu du XIVe siècle et le milieu du XVe siècle : la peste, la guerre qui affaiblissent le royaume, la légitimité contestée du roi suscitent une
inquiétude partagée et devant l’impuissance des élites, des êtres d’exception, hors normes (à la marge) tout en étant issus du peuple, surgissent,
destinés à sauver le royaume.
Certes, le message de Jeanne était plus politique, mais elle est bien femme de son temps. Dès le début de sa vie publique, on sait que
Jeanne s’est trouvée portée par tout un courant d’opinion pour lequel sa venue était annoncée. Ce prophétisme inquiéta la grande majorité
des clercs qui éprouvèrent une grande méfiance, voire un rejet de ces femmes qui se faisaient passer pour les messagères de Dieu.
En guise de fin, il n’est pas outrancier de penser que la représentation à la marge de Jeanne par notre greffier était la preuve
évidente d’un environnement mental troublé et prompt à manifester, soit son enthousiasme, soit son inquiétude. Ainsi serait justifiée, pour reprendre
l’expression du médiéviste Philippe Contamine, « l’explication historique par le mythe » [36].
Jeanne, fille des marges, portraiturée à la marge d’un manuscrit, avait osé s’approprier le rôle du Sauveur providentiel.
L’idée, sans être banale, n’était pas rare dans l’histoire de l’Occident médiéval. La nouveauté était plutôt que
l’humble bergère de Domrémy avait eu l’intime conviction de devoir transgresser des normes, désobéir aux lois naturelles, en somme traverser des
frontières pour endosser ce rôle, au péril et au prix de sa vie.