L’idée générale à retenir, c’est que tout un système symbolique de représentations assigne au masculin et au féminin des rôles spécifiques qui ne peuvent être transgressés sans remettre en question l’équilibre du monde. Dieu avait voulu la polarité sexuelle comme l’explique remarquablement l’historienne Christiane Klapisch-Zuber :
Parlant du masculin/féminin au Moyen Âge, on évoque à grand-peine les valeurs attachées au pôle masculin, tant le discours médiéval dominant procède par la séparation, la différenciation du féminin à partir d’un masculin conçu comme plénitude et totalité (...). L’homme est unité, le masculin, univoque. La femme est à la fois Ève et Marie, pécheresse et rédemptrice et parmi ces facettes, le féminin ne choisit pas, il juxtapose, ainsi se dérobe-t-il obstinément à la quête sur sa nature propre [21].
L’armure ne suffit pas à transformer Jeanne en homme. Jeanne était une femme, ce qui fut constaté par deux fois. Elle subit en effet deux examens de virginité, une première fois à Poitiers en mars 1429 et une seconde fois à Rouen, lors de son procès de Condamnation. Sa virginité assure certainement à Jeanne une crédibilité supplémentaire, car il s’agit là d’une vertu qui la rend extraordinaire aux yeux du peuple, ce qui transforme ses actes et ses paroles en mission. On comprend mieux alors l’attachement de Jeanne à ses habits d’homme qui la protègent de toutes les agressions sexuelles qu’elle pourrait subir : « Elle s’est faite homme pour mieux se protéger et ainsi poursuivre sa mission », suggère Claude Gauvard [22]. Mais, poursuit l’historienne,
à un moment où l’apparence signe l’intérieur de l’être et où l’immobilisme est une garantie de l’ordre social, les autorités ne supportent guère ces inversions. On doit reconnaître le statut social, le sexe, la morale, au premier coup d’œil [23].
En d’autres termes, la transgression est condamnée [24], à une époque où des lois somptuaires fixent en Occident les types d’habits qui doivent être portés selon le rang de chacun, si bien qu’en ne se conformant pas aux usages vestimentaires de son sexe, Jeanne se sauve mais désobéit aux lois. Le Moyen Âge exclut, du coup, tout ce qui serait « antinaturel » et la transgression vestimentaire de Jeanne qui jette un trouble sur son identité sexuelle est condamnée comme un crime « contre-nature », crime qui, à l’instar de l’homosexualité, entre alors dans les catégories de l’hérésie, avec les conséquences que l’on sait pour Jeanne. Le masque ou le travestissement n’était autorisé que lors des débordements festifs annuels de Carnaval. En avait-elle conscience ? Même en prison, il n’est pas sûr qu’elle ait saisi que la mort l’attendait. A-t-elle pensé que Dieu viendrait la délivrer ? Sans doute, mais il était trop tard.
Clément de Fauquembergue avait dû trouver bien étrange qu’une Pucelle portant un étendard du roi de France ait levé le
siège d’Orléans. On peut aisément imaginer son trouble au moment de représenter la silhouette de l’héroïne qui tarabustait son esprit : en
robe ou en armure ? Cheveux longs ou courts ? Avec casque ou tête nue ?
Si Jeanne a été représentée dans la marge, espace consacré au meilleur et au pire, c’est qu’elle inquiète
autant qu’elle fascine. La prophétie n’était-elle pas en train de se réaliser ? Il faut imaginer la nouvelle de la levée du siège
d’Orléans arrivant à Paris comme un immense coup de tonnerre, frappant de stupeur des élites politiques favorables aux Anglais.
Le lien entre la Pucelle et la ville d’Orléans était très fort, depuis qu’elle avait su convaincre Charles qu’elle
était envoyée par Dieu pour libérer Orléans. La cause de ce lien si fort est un fait précis : la levée du siège, le 8 mai 1429,
l’événement militaire ; mais il y a aussi l’insertion de ce fait dans un plan surhumain, qui fait de la libération d’Orléans une opération
miraculeuse, d’où l’expression reprise par les historiens du « mystère d’Orléans », à partir d’un ouvrage écrit au XVe
siècle. Jeanne est bien la figure qui porte à son paroxysme le caractère décisif religieux, autant que militaire et politique, du siège d’Orléans et de
sa libération.
Des questions surgissent alors. Comment Orléans a-t-elle pu prendre une importance capitale dans la mission de Jeanne ? Quelle fut exactement la nature
du rôle militaire de Jeanne ? Comment l’événement militaire put-il être transposé dans l’ordre du surnaturel ? Les éléments de
réponse se trouvent dans les déclarations de Jeanne et dans les témoignages des contemporains. Ainsi apparaissent et s’ordonnent, autour de la délivrance
d’Orléans et de la mission de Jeanne, comme l’atteste le dessin du greffier, deux thèmes : celui de la conduite d’une guerre de siège (Jeanne
guerrière), et le fait miraculeux ou l’accomplissement d’une prophétie (Jeanne prophétesse). Deux thèmes qui au fond s’entrecroisent pour donner à
Jeanne sa stature décisive.
Jeanne fut porteuse d’étendard et chef de guerre, comme le montre l’effigie du notaire. La bannière, arme défensive, symbolise la
fidélité à une mission et la défense d’une cause juste, si bien que celle qui le porte est plus une prophétesse qu’une guerrière. Jeanne resta
aux yeux de ses contemporains toujours la fille à l’étendard, déployé comme en bataille le 30 avril pour son entrée à Orléans dans la ferveur
populaire [25]. Mais si l’étendard blanc fleurdelisé a des fonctions militaires (il galvanise les hommes au combat), il revêt avant
tout une valeur religieuse (la bannière céleste est une arme de Dieu), voire magique : il purifie au nom de Dieu (le blanc est synonyme de purification) et assure la victoire des
justes, de sorte que son message est aussi menaçant pour les ennemis du royaume.
L’épée est une arme offensive, même si Jeanne ne s’en est jamais servi pour tuer [26].
On sait que Jeanne a eu plusieurs épées [27], mais l’épée du commandement militaire a ici plutôt une valeur magique,
l’arme des chevaliers du cycle du Graal à fort contenu spirituel.