Jeanne d’Arc ou le mirage des frontières
- Richard Galliano
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       L’idée générale à retenir, c’est que tout un système symbolique de représentations assigne au masculin et au féminin des rôles spécifiques qui ne peuvent être transgressés sans remettre en question l’équilibre du monde. Dieu avait voulu la polarité sexuelle comme l’explique remarquablement l’historienne Christiane Klapisch-Zuber :

 

Parlant du masculin/féminin au Moyen Âge, on évoque à grand-peine les valeurs attachées au pôle masculin, tant le discours médiéval dominant procède par la séparation, la différenciation du féminin à partir d’un masculin conçu comme plénitude et totalité (...). L’homme est unité, le masculin, univoque. La femme est à la fois Ève et Marie, pécheresse et rédemptrice et parmi ces facettes, le féminin ne choisit pas, il juxtapose, ainsi se dérobe-t-il obstinément à la quête sur sa nature propre [21].

 

       L’armure ne suffit pas à transformer Jeanne en homme. Jeanne était une femme, ce qui fut constaté par deux fois. Elle subit en effet deux examens de virginité, une première fois à Poitiers en mars 1429 et une seconde fois à Rouen, lors de son procès de Condamnation. Sa virginité assure certainement à Jeanne une crédibilité supplémentaire, car il s’agit là d’une vertu qui la rend extraordinaire aux yeux du peuple, ce qui transforme ses actes et ses paroles en mission. On comprend mieux alors l’attachement de Jeanne à ses habits d’homme qui la protègent de toutes les agressions sexuelles qu’elle pourrait subir : « Elle s’est faite homme pour mieux se protéger et ainsi poursuivre sa mission », suggère Claude Gauvard [22]. Mais, poursuit l’historienne,

 

à un moment où l’apparence signe l’intérieur de l’être et où l’immobilisme est une garantie de l’ordre social, les autorités ne supportent guère ces inversions. On doit reconnaître le statut social, le sexe, la morale, au premier coup d’œil [23].

 

       En d’autres termes, la transgression est condamnée [24], à une époque où des lois somptuaires fixent en Occident les types d’habits qui doivent être portés selon le rang de chacun, si bien qu’en ne se conformant pas aux usages vestimentaires de son sexe, Jeanne se sauve mais désobéit aux lois. Le Moyen Âge exclut, du coup, tout ce qui serait « antinaturel » et la transgression vestimentaire de Jeanne qui jette un trouble sur son identité sexuelle est condamnée comme un crime « contre-nature », crime qui, à l’instar de l’homosexualité, entre alors dans les catégories de l’hérésie, avec les conséquences que l’on sait pour Jeanne. Le masque ou le travestissement n’était autorisé que lors des débordements festifs annuels de Carnaval. En avait-elle conscience ? Même en prison, il n’est pas sûr qu’elle ait saisi que la mort l’attendait. A-t-elle pensé que Dieu viendrait la délivrer ? Sans doute, mais il était trop tard.

       Clément de Fauquembergue avait dû trouver bien étrange qu’une Pucelle portant un étendard du roi de France ait levé le siège d’Orléans. On peut aisément imaginer son trouble au moment de représenter la silhouette de l’héroïne qui tarabustait son esprit : en robe ou en armure ? Cheveux longs ou courts ? Avec casque ou tête nue ?
       Si Jeanne a été représentée dans la marge, espace consacré au meilleur et au pire, c’est qu’elle inquiète autant qu’elle fascine. La prophétie n’était-elle pas en train de se réaliser ? Il faut imaginer la nouvelle de la levée du siège d’Orléans arrivant à Paris comme un immense coup de tonnerre, frappant de stupeur des élites politiques favorables aux Anglais.
       Le lien entre la Pucelle et la ville d’Orléans était très fort, depuis qu’elle avait su convaincre Charles qu’elle était envoyée par Dieu pour libérer Orléans. La cause de ce lien si fort est un fait précis : la levée du siège, le 8 mai 1429, l’événement militaire ; mais il y a aussi l’insertion de ce fait dans un plan surhumain, qui fait de la libération d’Orléans une opération miraculeuse, d’où l’expression reprise par les historiens du « mystère d’Orléans », à partir d’un ouvrage écrit au XVe siècle. Jeanne est bien la figure qui porte à son paroxysme le caractère décisif religieux, autant que militaire et politique, du siège d’Orléans et de sa libération.
       Des questions surgissent alors. Comment Orléans a-t-elle pu prendre une importance capitale dans la mission de Jeanne ? Quelle fut exactement la nature du rôle militaire de Jeanne ? Comment l’événement militaire put-il être transposé dans l’ordre du surnaturel ? Les éléments de réponse se trouvent dans les déclarations de Jeanne et dans les témoignages des contemporains. Ainsi apparaissent et s’ordonnent, autour de la délivrance d’Orléans et de la mission de Jeanne, comme l’atteste le dessin du greffier, deux thèmes : celui de la conduite d’une guerre de siège (Jeanne guerrière), et le fait miraculeux ou l’accomplissement d’une prophétie (Jeanne prophétesse). Deux thèmes qui au fond s’entrecroisent pour donner à Jeanne sa stature décisive.
       Jeanne fut porteuse d’étendard et chef de guerre, comme le montre l’effigie du notaire. La bannière, arme défensive, symbolise la fidélité à une mission et la défense d’une cause juste, si bien que celle qui le porte est plus une prophétesse qu’une guerrière. Jeanne resta aux yeux de ses contemporains toujours la fille à l’étendard, déployé comme en bataille le 30 avril pour son entrée à Orléans dans la ferveur populaire [25]. Mais si l’étendard blanc fleurdelisé a des fonctions militaires (il galvanise les hommes au combat), il revêt avant tout une valeur religieuse (la bannière céleste est une arme de Dieu), voire magique : il purifie au nom de Dieu (le blanc est synonyme de purification) et assure la victoire des justes, de sorte que son message est aussi menaçant pour les ennemis du royaume.
       L’épée est une arme offensive, même si Jeanne ne s’en est jamais servi pour tuer [26]. On sait que Jeanne a eu plusieurs épées [27], mais l’épée du commandement militaire a ici plutôt une valeur magique, l’arme des chevaliers du cycle du Graal à fort contenu spirituel.

 

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[21] Ch. Klapisch-Zuber, « Masculin / Féminin », dans le Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, op. cit., p. 667.
[22] Voir l’article de Cl. Gauvard, «  Itinéraire d’une rebelle », dans L’Histoire, n°210, mai 1997, p. 29.
[23] Ibid.
[24] « La guerre n’avait pas et ne devait pas avoir un visage de femme. Les raisons en étaient multiples et paraissaient aux contemporains si naturelles qu’ils les ont rarement formalisées. La femme était faible de corps et d’esprit », précise C. Beaune dans Jeanne d’Arc, op. cit., p. 163.
[25] L’étendard de Jeanne occupe une place prépondérante tout au long de ses campagnes. À Reims, lors du sacre, la Pucelle le porte auprès du roi. À ses juges de Rouen, qui lui demandent pourquoi elle se tenait si près du roi avec sa bannière, elle affirme : « Il avait été à la peine, c’était bien raison qu’il fût à l’honneur ».
[26] Jeanne apparaît toujours très humaine et remplie de compassion, jusque sur les champs de bataille, où elle pense toujours au confort des soldats. Jeanne a horreur de voir le sang verser, que ce soit celui de ses propres soldats ou des soldats ennemis. Lorsque l’un d’eux est sur le point de mourir, elle reste auprès de lui et prie. Jeanne déclare à son procès que « jamais n’avait vu sang de Français sans que les cheveux ne se levassent sur la tête ». Jeanne précise au Procès de Condamnation : « Je vous l’ai assez dit que je n’ai rien fait que sur le commandement de Dieu. Je portai cet étendard quand on allait à l’assaut contre l’ennemi pour éviter de ne tuer personne. Je n’ai jamais tué personne ». On pourrait rajouter avec l’historienne M.-V. Clin que « Jeanne n’était pas une sanguinaire qui aurait fait la guerre pour "faire la guerre" », (Jeanne d’Arc, Paris, Le Cavalier bleu, 2003, p. 82). En ce sens, la guerre de Cent Ans était bien une guerre juste.
[27] Jeanne a avoué lors du Procès de Condamnation avoir possédé au moins cinq épées, parmi lesquelles : l’épée donnée par Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs pour Charles VII ; l’épée trouvée « miraculeusement » dans l’église de Sainte Catherine de Fierbois, près de Tours, derrière l’autel et l’épée prise à un Bourguignon.