Soulignons que la fin du Moyen Âge connut l’épiphanie d’un art original, dans la marge des livres, mais aussi des œuvres
d’art, l’exécution de dessins fantaisistes, parfois obscènes, parfois drôles, correspondant aux marges sociales et idéologiques du temps, du XIIIe au XVe
siècles. Ainsi, la marge dans les manuscrits enluminés du XIIIe au début du XIVe siècles devient un espace truffé de personnages héroïques (le roi
Salomon), de créatures monstrueuses (dragons, homme-poisson) et grotesques (anges simiesques, babouins titubants.) ou animalières (chats, souris, loutres, papillons.). Jacques Le Goff
insiste sur le caractère polymorphique de cet espace périphérique investi par les artistes, « espace de mise à l’index, la marge périphérique
est aussi espace de refuge et de liberté » [13].
Si la bordure des livres est espace de transgression, alors Jeanne, comme marge hybride, est perçue comme immergée dans ce monde de la limite, de
l’entre-deux, entre fascination et rejet, entre merveilles et horreurs. On perçoit en l’occurrence l’enjeu fondamental de notre étude centrée sur le
phénomène Jeanne d’Arc, héroïne qui symbolise précisément la fulgurance d’une existence toujours aux confins de deux mondes qui finissent par se
confondre : le masculin et le féminin, la sainte et la sorcière, la guerrière et la prophétesse, en somme, la réalité et la légende, Jeanne et la
Pucelle - le nom même a valeur de mythe.
Autrement dit, à nos yeux, la figure marginalisée et imprévue de Jeanne sur le manuscrit de 1429, semble dans son surgissement absolument
incompréhensible, si l’on n’admet pas l’existence dans les mentalités contemporaines, d’attentes prophétiques de nature messianique qui soulevaient tout
un peuple, en somme d’une idéologie dont l’action de Jeanne n’a jamais cessé de se nourrir.
En résumé, en suivant les fils entremêlés de la problématique mythe-histoire, fils qui à propos de Jeanne
d’Arc, ne semblent jamais vouloir se rompre, on parvient à la question suivante : pourquoi la représentation iconographique excentrée ou
« périphérisée » de la Pucelle, impose-t-elle au regard de l’historien qui voyage dans l’imaginaire de l’époque, une double lecture
simultanée, à la fois empirique (ou historique) et déréalisée (ou mythologique) de l’épopée de Jeanne ?
Fille de la frontière, Jeanne le fut assurément et d’abord, par ses origines géographiques. Domrémy, petit village frontalier
de l’Est du royaume, dans les Vosges, relevait en 1412 [14] du duché de Bar. Etait-elle donc française ? Commençons
d’abord par rappeler que le Moyen Âge ne connaît pas la « nationalité » au sens où nous l’entendons aujourd’hui. En revanche, en se
fondant sur le fait que Domrémy dépendait du duc de Bar et que ce dernier reconnaissait la suzeraineté du roi de France (in regno), on peut péremptoirement
affirmer que Jeanne était née « française ». Si Jeanne était « française », c’est bien davantage par
commodité de langage, car les contemporains l’ont parfois qualifiée de « bonne lorraine » à une époque où le duché de
Lorraine, de l’autre côté de la Meuse, faisait partie, lui, du Saint Empire romain germanique depuis 843.
Le mot « frontière » était rarement usité à l’époque de Jeanne, on employait les mots anciens de
« marches », « bordures », « limites », et si la Meuse faisait office de frontière naturelle, rien n’était
immémorial, ni définitif. Que Domrémy appartienne politiquement au royaume de France, personne ne le conteste, mais, si le village est construit sur la rive gauche de la Meuse,
côté français, la paroisse dépend du diocèse de Toul et de l’archevêché de Trèves, deux villes d’Empire. En fait, argumente Colette
Beaune, « Domrémy est un condensé de toutes les frontières » [15]. Française et Lorraine à la fois,
Jeanne l’est simultanément, puisque le pays de Lorraine (à ne pas confondre avec le duché) [16] s’étend des deux
côtés de la frontière et déborde largement le duché du même nom.
Cependant, la confusion de la frontière aux marges du royaume n’altère en rien la réalité d’un sentiment patriotique
profond, si l’on entend par patriotisme l’attachement au roi, comme l’explique Colette Beaune : « La région où vécut Jeanne, du fait des
péripéties de la guerre, avait une tradition centenaire de fidélité au roi, parfois chèrement payée » [17].
Bien au contraire, la frontière Est fut un des hauts lieux de l’attachement dynastique et national au Moyen Âge [18].
Pour Jeanne, la France est bien une réalité charnelle, politique et religieuse et ces aspects-là sont indissociables, comme la croyance
intime et forte que le royaume doit être libéré des Anglais et Charles VII rétabli sur son trône.
La frontière, parce qu’elle est fondamentalement lieu de contact, porte en elle deux aspects, l’un bienveillant, l’autre négatif.
C’est elle qui protège par ses multiples sanctuaires ou forteresses et garnisons les confins du royaume, mais c’est aussi un espace inquiétant où se
développent toutes les marginalités qui introduisent le désordre dans le royaume, comme la sorcellerie par exemple [19]. A l’image
de l’idée de frontière, Jeanne est elle-même ambivalente.
Cette ambivalence, c’est surtout celle d’une jeune fille paysanne de 16 ans des marches de Lorraine ne sachant ni lire, ni écrire, qui
dénonce l’impéritie des hommes de haut rang à sortir le royaume de la crise et prétend être envoyée par saint Michel et sainte Catherine pour le
libérer [20]. Or, Jeanne transgresse, car dans une société où chacun doit rester à sa place, les jeunes n’avaient
accès ni au pouvoir politique ou ecclésial, ni au commandement militaire, d’autant qu’elle est roturière. Jeanne, pour sa mission, désobéit aux lois
civiles et naturelles, car le pouvoir suppose l’expérience qui fonde l’autorité, la reconnaissance sociale dont bien évidemment Jeanne ne dispose pas. Si la jeunesse
peut s’exprimer dans l’espace relativement clos des sociétés rurales traditionnelles à travers les fêtes et les rituels locaux, en revanche, les jeunes sont
exclus du pouvoir et tout écart à la norme est sévèrement dénoncé. Or, Jeanne n’a pas hésité à transgresser les mours de son
temps, en choisissant de manifester vis-à-vis de Charles VII une allégeance directe, spectaculaire, à Chinon, le 6 mars 1429.
Fille des marges géographique ou sociale, Jeanne l’est aussi dans son rapport à l’identité même, son identité
sexuelle. Comment fit-elle, pour mener la guerre comme elle l’a fait, pour se faire obéir, tout en restant femme ? Nous sommes arrivés dans ce paragraphe à la
jointure des représentations sociales. Sans entrer dans une analyse approfondie des champs d’implications de ces représentations, rappelons brièvement au lecteur quelques
vérités primordiales concernant la division médiévale des sexes.