« Son las voces del obrero rudo, Lo que puede darles mi laud »
Au Mexique, comme dans tous les pays pauvres, la musique est la seule richesse du peuple. Elle occupe leurs veillées (Le Chant du corrido,
n°11), elle berce leurs nuits, elle accompagne chaque moment de la vie en passant de scène en scène, au-dessus des têtes. De leur côté, les capitalistes ne
chantent pas, ils sont trop occupés à amasser de l’argent (Le Banquet de Wall Street, n° 20, fig. 4) qui
est leur seul repas (n° 18,
Le Dîner du capitaliste où des pièces d’or sont posées dans les assiettes des convives). Leurs fêtes sont tristes et décadentes (La Nuit
des riches, n° 23).
Ils ont perdu le goût des choses simples et par là même celui de la vie. Ils sont blêmes et ils ne sourient pas. Les paysans et les ouvriers, au contraire, sont en meilleure
santé, malgré les privations.
Face à ces injustices, la banderole porte le chant du peuple en colère. Elle l’incite à la lutte, au troc des instruments de musique
contre des fusils et des mitrailleuses – et la similitude formelle entre les deux est bien connue. Les corridos chantés dans les rassemblements populaires marquent les
consciences : il est temps de passer à l’action. À ce moment-là, la banderole, support des revendications, se marginalise pour accompagner les révolutionnaires
dans leur lutte. La marge est le champ où s’expriment la liberté, le chant du peuple opprimé.
Le mode de vie communiste auquel aspire Rivera serait un monde idéal où les êtres humains vivraient en harmonie entre eux et avec la nature,
où la mort ne serait plus crainte mais ferait partie intégrante de la vie et où tous les évènements se dérouleraient en musique, à l’instar
des fêtes de la Nativité ou de celles des Morts. D’ailleurs, « pour de nombreux "internationalistes", le Mexique était un pays extraordinaire où
la Révolution pouvait prendre des allures de carnaval, et où d’atroces évènements pouvaient se dérouler dans de merveilleux décors », comme
le précise Patrick Marnham [11]. Rivera invite donc les Mexicains à faire la révolution à la façon qui leur est
habituelle : en s’amusant et en musique. Ainsi, dès les deux premiers vers du corrido prolétarien, en marge de la première scène, le lien entre la
musique et la révolution est explicite :
Son las voces del obrero rudo
Lo que puede darles mi laud [12].
C’est cette spécificité de la culture mexicaine que Rivera désire appliquer au mouvement révolutionnaire de son pays. Déjà la révolution mexicaine de 1910 « avait plutôt surgi d’une impulsion que d’une idée. Elle ne fut pas planifiée », comme le reconnaît Alfonso Reyes [13]. Elle a d’ailleurs moins à voir avec les théories communistes européennes qu’avec les caractéristiques propres de la culture locale. Jesús Silva Herzog écrit ainsi :
Notre mouvement social est né de notre sol, du cœur sanglant du peuple et il y eut des drames douloureux et en même temps créateurs [14].
La révolution prolétarienne mexicaine à venir sera elle aussi fille de ce particularisme culturel mexicain et les peintures murales de Diego Rivera en sont les prémisses. Ainsi, à l’inverse des œuvres d’art soviétiques, le peintre n’accompagne pas ses peintures de slogans théoriques ou de discours de propagande, il ajoute des textes de chansons qui, même s’ils portent un réel message engagé, n’en sont pas moins des œuvres poétiques. C’est donc de l’art et non de la propagande que l’artiste superpose à la peinture dans un but qui est, lui, à la fois de propagande et d’art. Sa révolte est comme une musique, elle est quelque chose d’irréfléchi, presque inconscient. Elle est violente dans les faits comme le prouvent les images qu’il peint, mais elle serpente aussi légèrement au-dessus des têtes des personnages et les guide vers la société idéale au travers de la lutte finale.
« Es el mejor bienestar que el mexicano desea que lo dejen trabajar para que feliz se vea » [15]
Dans un Mexique en quête d’identité face au monopole économique et culturel de l’Europe et des États-Unis, les
révolutionnaires, dont Rivera se fait ici l’interprète, se tournent vers les racines historiques de leur pays. Face à la conquista espagnole,
considérée comme la cause de tous les maux, la période pré-colombienne apparaît comme l’âge d’or. La révolution que les prolétaires
mexicains appellent de leurs vœux est alors moins un bond dans l’avenir qu’un retour à cette époque. Et, face à la religion chrétienne imposée par les
colonisateurs, les anciennes croyances des Nahuas [16] sont ravivées.
Chez Rivera, la culture náhuatl est souvent visible et elle est confrontée à la culture occidentale : les pauvres peones
travailleurs sont systématiquement opposés aux riches occidentaux oisifs. Les uns sont des Indiens à la peau brune, aux pommettes saillantes et aux yeux en amande, les autres
sont des visages pâles ronds et bouffis ou au contraire longs et émaciés.