« Compañeros, ya no hay guerra, vámonos a trabajar »
Étonnamment, Rivera n’a pas peint les scènes de façon linéaire, à la suite les unes des autres. En effet, les
panneaux que le visiteur voit en premier, ceux du corrido prolétarien (scènes 1 à 10), ont été exécutés en dernier, à son retour d’URSS, en 1928. En arrivant, le visiteur voit donc la partie du projet la plus mûre et surtout la plus révolutionnaire.
La première scène historiquement peinte par Rivera se trouve au début du mur ouest (Le chant du corrido, n° 11,
fig. 2). Il s’agit de la représentation d’une veillée regroupant des peones autour d’un guitariste et
d’un chanteur, de la bouche duquel s’échappe une banderole portant des paroles de paix :
Todo es un mismo partido ya no hay con quien pelear
compañeros, ya no hay guerra, vámonos a trabajar [4].
Cette scène ouvre le premier des deux corridos agraires qui présentent la vision idyllique d’un monde dans lequel ouvriers et
paysans travaillent ensemble, indépendamment des capitalistes de Wall-Street et des savants impuissants.
Toutefois, avant ce monde idéal, la révolution reste à faire. Ainsi au début du corrido prolétarien, on voit des
femmes qui distribuent des armes aux ouvriers dans une usine occupée (n° 1).
Le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau a été hissé et un meneur montre l’extérieur où se sont rassemblés des ouvriers prêts
pour le soulèvement. Un morceau de la banderole rouge pend dans la marge gauche, il porte le titre du corrido : Así será la Revolución Proletaria.
Après un nœud dans le coin supérieur gauche, la banderole s’élance pour se déployer au-dessus des têtes des ouvriers et des paysans. Elle indique le sens de
la lecture, depuis les premières scènes insurrectionnelles jusqu’à l’obtention des revendications.
En peignant les scènes les moins polémiques en premier, Rivera a le désir d’apaiser ses très nombreux opposants. Puis, quand il
leur adjoint le corrido révolutionnaire, elles prennent un nouveau sens : elles ne sont plus des visions utopiques, et par là, inaccessibles, elles sont le résultat
des violentes insurrections chantées dans le premier corrido. On retrouve la même évolution de sens dans le vocabulaire de la banderole : dans la première
portion on parle d’« opresor », de « miseria », de « frente », de « desnudos »,
de « hombres de abajo » [5], quand dans les deux suivantes, on parle de « trabajar », de
« género humano », de « unión », de « Paz, Justicia y Libertad y Gobierno del Obrero » et
finalement de « hogar tan querido » [6]. Déjà, on remarque que grâce au rapport entre le texte et
l’image et l’évolution qu’il leur imprime, l’artiste présente la meilleure manière de faire la révolution, avec ses victoires et ses pertes avant
l’avènement du monde idyllique.
Il apparaît alors que le séjour en URSS a eu un impact sur la carrière de Diego Rivera. Pourtant, il est assuré qu’il en revient
déçu. Déçu de la politique qui y est menée, tout autant au niveau des libertés, opprimées, que de l’art qui y est enseigné. En effet,
les écoles officielles imposent la doctrine du réalisme soviétique et toutes les autres formes d’art, taxées de superstitieuses ou de formalistes, sont interdites et
leurs auteurs pourchassés. Pour notre peintre, l’art froidement didactique de ce réalisme ne peut être l’unique expression de la révolution. Non pas à
cause du sens matérialiste que le terme « réalisme » sous-entend depuis la moitié du XIXe siècle mais en ce qu’il est dicté par les
autorités politiques contre la personnalité du créateur. D’ailleurs, si Rivera trouve en URSS un grand intérêt pour les membres du Syndicat des anciens peintres
d’icônes, c’est autant parce qu’ils sont persécutés comme propagateurs de superstitions antirévolutionnaires que parce que leurs œuvres sont le
reflet d’une piété simple et ancestrale. Ceci trouve chez lui un écho favorable tant il est, à cette époque, à la recherche d’une
spiritualité athée – et depuis longtemps, on sait que ces deux termes ne sont pas forcément contradictoires – qui lui fait privilégier l’expression personnelle.
Déjà à Paris dans les années 1910, il avait ressenti la capacité de certains peintres, comme Pablo Picasso et le Douanier-Rousseau, à imprégner leurs
œuvres d’une impressionnante force spirituelle personnelle. Puis devant les fresques de Giotto, qu’il admira lors de son voyage en Italie en 1920, il comprit que cette force
spirituelle était accentuée par le message que l’œuvre exprimait et, dans un va-et-vient dialectique entre le fond et la forme, que ce message pouvait aussi renforcer cette
force spirituelle.