« Ahora tienen el pan para todos los desnudos, los hombres de abajo » [7]
De retour au Mexique, Diego Rivera assure sa manière artistique : il veut peindre des scènes révolutionnaires à fresque, en cherchant la simplicité de la composition et de la couleur pour que le spectateur soit facilement impressionné autant spirituellement qu’idéologiquement. Et, contre le réalisme soviétique, il conserve le formalisme appris en Europe. Ainsi, en opposition à l’art de l’URSS et sa volonté de se déraciner du passé, Rivera ne renie pas une certaine influence de l’art chrétien, même s’il en rejette la thématique. Bertram D. Wolfe écrit à ce propos :
Grâce aux fresques des peintres italiens, depuis les Byzantins jusqu’à Michel-Ange, il avait trouvé la réponse aux exigences d’un art populaire qui fût en mesure de nourrir esthétiquement les masses, de corriger leur goût, de leur raconter une histoire aussi émouvante que celles des églises médiévales, de donner naissance à une peinture sociale et monumentale [8].
En effet, au début du XX<sup>e</sup> siècle, le message a changé. Les artistes communistes ne veulent pas faire l’apologie du christianisme mais celle du peuple et de sa capacité à prendre son destin en main contre les oppresseurs. De fait, Diego Rivera et ses collègues, David Alfaro Siqueiros ou José Clemente Orozco entre autres, inventent les icônes de la nouvelle croyance révolutionnaire quand ils préparent les compositions figurées monumentales qui couvriront les murs des nouveaux bâtiments laïcs du Mexique en vue de l’éducation et du bien-être du peuple : ministères, écoles, universités, casas del Pueblo (maisons du Peuple), bibliothèques, etc. Pour eux, les peintures laïques doivent contrebalancer l’influence de l’Eglise, tout en se servant des mêmes recettes formelles. Ceci est particulièrement visible dans les murales que Rivera peint dans la capilla (chapelle) de Chapingo, à l’Escuela nacional de Agricultura [9] de Texcoco, dans le même intervalle de temps que le ministère de l’Éducation, entre 1925 et 1928.
Dans ce monument désaffecté, le peintre a exprimé sa conception d’un nouveau culte de la terre-mère : la Tierra fecunda, sous la forme d’une imposante femme nue et enceinte représentée sur le mur du chœur, face à l’entrée de la chapelle. Mais avant d’y arriver, le spectateur doit cheminer, de panneau en panneau, jusqu’au fond du bâtiment : la Tierra dormida est devenue Tierra oprimada sous l’action des capitalistes. C’est à l’Organisación del movimiento agrario de la libérer en facilitant la Germinación de la revolución jusqu’au Triunfo de la revolución y de la justicia. Dans cette chapelle, Rivera va même jusqu’à faire une référence tout à la fois à la crucifixion et à la résurrection de Jésus dans un tableau montrant El Hombre liberador (voir l’image) : sur un panneau en forme de croix, l’homme libérateur est montré nu, entouré de flammes, les mains levées au niveau de son visage, les paumes tournées vers le ciel, tout comme son regard. C’est lui, l’homme nouveau, dominateur des forces souterraines, qui sait la nécessité d’œuvrer pour son propre bien-être.
On retrouve de telles références religieuses dans les décorations du ministère de l’Éducation : au rez-de-chaussée de la cour du Travail, les ouvriers qui rentrent dans la mine portent des planches qui ressemblent à une croix (voir l’image) ; au deuxième étage de la même cour, les portraits des révolutionnaires Emiliano Zapata, Felipe Carrillo et Otilio Montaño vus de face et entourés d’une mandorle ressemblent aux martyrs des icônes byzantines ; au même étage mais du côté de la cour des Fêtes, dans El Pan nuestro (n° 8), le geste du personnage central qui rompt le pain est un rappel évident de la scène des Pèlerins d’Emmaüs ; enfin, on peut voir une réminiscence des représentations du Christ en majesté, entouré des quatre évangélistes dans la figure d’Emiliano Zapata accompagné de quatre peones qui chantent ses louanges (n° 10, fig. 3).
En mettant en relation les peintures du ministère de l’Éducation avec celles de Chapingo, on comprend combien elles sont empreintes d’une évidente conviction, d’une foi que Patrick Marnham a pu qualifier de « parareligieuse » [10]. Car si Rivera croit en quelque chose, c’est avant tout en la capacité des hommes de son pays à prendre le pouvoir et à redistribuer la terre aux paysans, selon le mot d’ordre de Zapata qui accompagne son portrait : « tierra y libertad ».
Ainsi, en vue de la future révolution prolétarienne mexicaine, les peintures de Rivera, comme de nouvelles icônes, doivent servir la propagande auprès des illettrés. Quant à elle, la banderole qui serpente dans la marge supérieure conforte ceux qui savent lire dans la compréhension de la scène figurée. Il est vrai que dans le même but, le réalisme soviétique associe lui aussi des textes aux images. Cependant, les textes fondateurs des révolutionnaires mexicains ne sont pas écrits par Karl Marx et Friedrich Engels mais par les petits poètes locaux, les auteurs des chants révolutionnaires.