Le rêve
    
   La 10e estampe fait, elle aussi, entendre une voix énigmatique : « Où  veux-tu fuir ? Le Fantôme est dans ton cœur » (fig. 9).  Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, il ne s’agit pas d’une citation  du roman : Edouard ne prononce nullement cette phrase lorsqu’il tente d’apaiser  l’agitation de St. Preux réveillé en pleine nuit par un cortège d’« images  funèbres » qui le conduisent « de fantôme en fantôme » jusqu’à  la vision obsédante de Julie expirant dans son lit, le visage recouvert d’un  voile [50]. Cette  hallucination annonce bien sûr la mort de Julie. Le sujet de l’estampe est ainsi  décrit par Rousseau :
    
   Une chambre de cabaret. Le  moment : vers la fin de la nuit. Le crépuscule commence à montrer quelques  objets ; mais l’obscurité permet à peine qu’on les distingue.
     L’ami qu’un rêve pénible vient d’agiter, s’est jeté à bas de son lit, et  a pris sa robe de chambre à la hâte. Il erre avec un air d’effroi, cherchant à  écarter de la main des objets fantastiques dont il paraît épouvanté. Il tâtonne  pour trouver la porte. La noirceur de l’Estampe, l’attitude expressive du  personnage, son visage effaré doivent faire un effet lugubre et donner aux  regardans une impression de terreur. Inscription de la 10e Planche.  Où veux-tu fuir ? Le Fantôme est dans ton cœur [51].
     
   Le sujet de l’image, qui  représente un moment d’hallucination et d’épouvante, se caractérise à nouveau  par un choix compositionnel d’autant plus remarquable si on le compare à ceux d’images  à peu près contemporaines représentant le cauchemar de Lovelace dans la Clarissa du Novelist Magazine, ou encore celui d’Edmond dans Le Paysan  perverti de Rétif [52]. Contrairement aux choix  opérés par Stothard et Binet, « l’estampe des fantômes » [53], comme la désigne Rousseau,  prend soin de représenter l’agitation et la hantise de St Preux, aux prises  avec ses propres chimères, mais de ne pas représenter les objets  « fantastiques » qui l’assaillent, suggérant que la vision  fantasmatique excède le cadre de l’estampe. Dans un roman qui revient de  manière obsédante sur la question de la hantise et de la présence fantomale de  l’objet dans le phénomène de la passion amoureuse, il est essentiel, selon les  principes esthétiques de Rousseau, que ces « objets fantastiques »  restent invisibles pour le spectateur, secrètement invité à se les figurer [54]. Le « voile  redoutable » lui-même, qui recouvre la figure de Julie et que St Preux s’efforce  vainement d’écarter, n’est représentée que métaphoriquement par le mouvement  inquiétant des rideaux du lit, au-dessus desquels on discerne une végétation  tourmentée, l’espace de la chambre semblant s’ouvrir vers un arrière-fond  ténébreux et onirique. Rousseau ménage en outre un écho visuel avec la 5e  estampe, « L’inoculation de l’amour » (fig. 10) qui représente  ce que Julie a cru être une hallucination, mais qui s’est bel et bien produit  dans la fiction, ainsi que Claire le lui révèle peu après.
    
   Le voile
    
        La douzième et dernière  estampe de la série, nul ne s’en étonnera, se garde de représenter la mort de  Julie (fig. 11). L’instant de la mort réelle, rappelons-le, a seulement a été saisie  à la dérobée, au milieu de la nuit, par Wolmar se précipitant dans la chambre  au moment précis où Julie expire dans les bras de sa cousine Claire :  « je vois les deux amies sans  mouvement et se tenant embrassées ; l’une évanouie, et l’autre expirante.  Je m’écrie, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me précipite.  Elle n’était plus » [55]. Rousseau lui substitue, en effet, la mise en scène de sa « seconde » mort,  symbolique et publique. Comme l’a souligné Stéphane  Lojkine, la seconde mort « se représente ensuite, dans ce qui tient lieu d’un rituel laïcisé de mise au tombeau, en  présence de la collectivité réunie » [56]. Julie  vient de mourir, et pour dérober son corps, qui commence « à se  corrompre », à la superstition grossière du peuple qui l’entoure et croit  en sa résurrection, Claire est allée chercher un voile d’or brodé de perles que  Saint-Preux a rapporté des Indes. S’apprêtant à en recouvrir le visage de  Julie, Claire s’écrie : « Maudite soit l’indigne main qui jamais  lèvera ce voile ! maudit soit l’œil impie qui verra ce visage  défiguré ! ».
   On sait l’importance de la thématique dans l’œuvre  de Rousseau [57], mais la mort de Julie est l’un des rares textes  où le voile est un objet concret et non une pure métaphore. Sa position  centrale dans l’image n’est évidemment pas innocente : toute la scène s’organise  autour de ce rite du voilement, qui doit tout à la fois dissimuler le corps  mort de Julie et manifester sa présence sacrée : c’est peut-être à l’impossible  empreinte du visage sur ce nouveau Saint suaire que se confronte l’imaginaire  de Rousseau, et que laisse imaginer la figure. Tout en signifiant la mort et la  séparation, le voile les occulte.
   L’obstination de Rousseau à accompagner l’œuvre d’images  gravées n’est sans doute pas sans rapport avec la genèse (fût-elle plus ou  moins romancée) d’une fiction romanesque tout entière dérivée de la puissance  de l’imaginaire et de la force obsédante de certaines visions. On se rappelle, en effet, la manière dont Rousseau évoque,  au livre IX de ses Confessions, la  genèse de sa Julie :
    
   Je me figurai l’amour, l’amitié, les deux idoles de  mon cœur, sous les plus ravissantes images.  Je me plus à les orner de tous les  charmes du sexe que j’avais toujours adoré. (…) Je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature [58].
    
   Si la puissante efficace  de l’image mentale est donc consubstantielle à l’invention même de La Nouvelle Héloïse, si le roman en déploie par ailleurs toutes  les ressources au sein même de la fiction (on sait notamment que, dans toute la  seconde moitié du roman, la thérapie de l’oubli conçue par Wolmar à l’intention  des anciens amants consiste en une incessante substitution d’images, celles de  Julie de Wolmar devant effacer celles de Julie d’Etange dans la mémoire  de Saint-Preux), l’esthétique de Rousseau implique d’éviter toute représentation de ces images fondatrices du récit. Telle  est bien la caractéristique la plus frappante de la série d’estampes dessinées  par Gravelot, ainsi que Claude Labrosse l’a justement observé :
    
   Le baiser n’est pas dans la première estampe, la  scène de débauche est absente de la quatrième, le rêve est invisible dans la  dixième comme est invisible, dans la cinquième (où cependant paraît le baiser),  le fait que la scène peut se donner comme un songe. Le silence ne s’aperçoit  pas dans la neuvième. Les images gravées sont elles-mêmes une sorte de voile  qui recouvre les réalités du sexe et de la mort [59].
    
   Loin d’être un essai de représentation de ces  images dans lesquelles s’originerait la fiction, l’illustration de La  Nouvelle Héloïse doit être conçue comme une invitation à se les figurer. 
    
    
    
 
      [50] V,  9, Ibid., p. 726.
[51] Ibid.,  p. 903-904. Sur  cette image, voir notamment N. Ferrand, « Hamlet dans La Nouvelle  Héloïse. La leçon d’arts visuels de Gravelot à Rousseau », French  Studies, 67.4, octobre 2013, pp. 494-507.
[52] Voir  la  première ici et la  seconde ici (consulté le 5 février 2023).
[53] Lettre  de Rousseau à François Coindet, 13 février 1761 (CC n° 1286).
[54] On  songera à cette remarque de Rousseau au livre XI des Confessions :  « L’aspect du monstre le plus hideux m’effrayerait peu, ce me  semble ; mais si j’entrevois de nuit une figure sous un drap blanc, j’aurai  peur. Voilà donc mon imagination, qu’allumait ce long silence, occupée à me  tracer des fantômes » (Confessions, livre XI, éd. A. Grosrichard,  Paris, GF-Flammarion, 2002, t. 2, p. 330).
[55] La  Nouvelle Héloïse,  VI, 11, éd. cit., p. 856.
[56] S.  Lojkine, « Représenter Julie : le rideau, le voile, l’écran »,  introduction à L’Ecran de la représentation, Paris, L’Harmattan, « Champs  visuels », 2001.
[57] Voir  J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau :  La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971 (en particulier le  chapitre V) et J. Berchtold, « Le voile est déchiré », dans Sources  et postérités de la Nouvelle Héloïse de Rousseau. Le modèle de Julie, sous  la direction de G. Goubier et S. Lojkine, Paris, Desjonquères, 2012, pp. 64-80.
[58] Confessions, livre IX, éd. cit., t.  II, p. 181.
[59] Cl. Labrosse, Lire  au XVIIIe siècle : La Nouvelle Héloïse et ses lecteurs, Lyon, Presses universitaires de  Lyon, 1985, p. 213 (en ligne.  Consulté le 5 février 2023).