Résumé
L’étude souligne les convergences entre l’esthétique de la suggestion telle qu’on la trouve pensée et mise en pratique par Marivaux et celle que l’on trouve théorisée chez Caylus en particulier dans De la légèreté d’outil (1756) et qui souligne l’aptitude des arts visuels à faire imaginer au spectateur des images mentales qui impliquent de jouer sur un « hors-champ » potentiel de l’image sensible ou matérielle. A la lumière de ces thèses de Caylus, qui ont été violemment critiquées par Lessing, on propose de souligner l’importance de cette esthétique de la suggestion et du hors-champ dans quelques estampes fameuses illustrant certains romans du XVIIIe siècle et en particulier dans l’une des œuvres phares de ce corpus : Julie ou La Nouvelle Héloïse. Loin d’être un essai de représentation des images originelles de la fiction inventée par Rousseau, l’illustration de La Nouvelle Héloïse peut être perçue comme une invitation non pas à les voir mais à se les figurer.
Mots-clés : hors-champ, suggestion, se figurer, illustration, Rousseau
Abstract
The study underlines the convergences between the aesthetics of suggestion as thought and put into practice by Marivaux and that theorised by Caylus in particular in De la légèreté d’outil (1756), which stresses the ability of the visual arts to make the spectator imagine mental images that imply playing on a potential "off-field" of the sensitive or material image. In the light of Caylus’ theses, which were violently criticized by Lessing, we propose to underline the importance of this aesthetics of suggestion and of the off-screen in some famous prints illustrating some 18th century novels and in particular in one of the key works of this corpus: Julie ou La Nouvelle Héloïse. Far from being an attempt to represent the original images of the fiction invented by Rousseau, the illustration of La Nouvelle Héloïse can be perceived as an invitation not to see them but to picture them.
Keywords: off-screen, suggestion, picturing, illustration, Rousseau
« On ne se figure point ce qu’on voit »
(Rousseau, La Nouvelle Héloïse, VI, 8)
Dans une étude antérieure [1], j’ai tenté de montrer que si l’illustration du roman au XVIIIe siècle a eu le plus souvent une fonction d’ostension, elle a aussi régulièrement eu pour fonction paradoxale de donner à ne pas voir, autrement dit de proposer des images-écrans, c’est-à-dire des figures dont la fonction première semble être de reléguer dans l’ombre de l’écrit certaines images de la fiction. Dans le prolongement de ces analyses, je voudrais souligner ici l’importance du hors-champ et de l’esthétique de la suggestion dans la fiction illustrée du XVIIIe siècle, et singulièrement dans l’une des œuvres phares de ce corpus : Julie ou La Nouvelle Héloïse.
Une telle enquête peut sembler paradoxale, voire mal fondée, puisque ces deux notions sont exogènes par rapport à l’objet ici étudié. La notion de « hors-champ » est évidemment anachronique puisqu’elle relève du vocabulaire de l’analyse filmique et l’esthétique de la suggestion n’est pas parfaitement répertoriée au XVIIIe siècle ; les éléments de théorisation sur lesquels on peut s’appuyer à ce sujet semblent appartenir surtout au domaine de l’écriture.
A quelle condition, tout d’abord, est-il légitime de parler d’un hors-champ pour une image destinée à illustrer un livre ? Par-delà d’évidentes différences entre le cinéma et l’image peinte ou gravée, les deux arts ont en commun (au moins depuis l’invention de la perspective au XIVe siècle) de produire des images cadrées. Alberti est, on le sait, le premier grand théoricien à avoir défini dans son De Pictura la peinture comme une fenêtre ouverte. On fera ici l’hypothèse que même si l’illustration est une image unique, même si elle ignore le « montage », l’image matérielle ou « sensible » dans le livre peut être initiatrice d’autres images, que l’on qualifiera de « mentales », selon une distinction traditionnelle au moins depuis saint Augustin [2]. Car faire voir, c’est aussi et peut-être avant tout faire imaginer. Il y a donc bien un hors-champ potentiel de l’estampe (de même qu’il y a un hors-champ de la peinture) dans cette capacité à faire imaginer ou à faire voir mentalement d’autres images à partir d’une image représentée. Le hors-champ de l’estampe peut ainsi être défini comme ce qui est imagé dans la gravure sans que cet objet soit effectivement figuré, ou encore comme ce qui est présent dans l’image sans que cet objet soit effectivement représenté, quels que soient les procédés de cette présence-absence (recouvrement ou voile, métonymie, jeu sur la mémoire associative de l’image avec le son, le langage ou encore la couleur, etc.).
A l’évidence, cette problématique n’est pas réservée aux arts visuels : les mots eux-mêmes peuvent être disposés de manière à faire surgir d’autres images mentales, autrement dit à faire entrevoir une réalité qu’ils ne désignent pas explicitement. Que cette question n’ait pas été ignorée, loin s’en faut, au XVIIIe siècle, il suffit sans doute de songer à Marivaux pour s’en convaincre. Sans revenir à une esthétique baroque valorisant l’obscurité concertée du discours, Marivaux se démarque nettement, en effet, de l’exigence formulée par Boileau dans son Art poétique : « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Un tel idéal de clarté, observe-t-il, ne peut en réalité être atteint que pour des idées simples et communes. Dès que l’on veut exprimer une idée ou un sentiment dont la vivacité ou la finesse surpassent toute expression, il faut renoncer à cet impératif d’un langage absolument clair et distinct. Une réalité aussi fine, complexe ou obscure commande de renoncer à une parfaite limpidité du discours. Car de même que, dans le monde physique, il faut observer les objets à juste distance pour les voir dans leur plus haut degré de clarté, « en fait d’exposition d’idées, il est un certain point de clarté au-delà duquel toute idée perd nécessairement de sa force ou de sa délicatesse » [3]. Ainsi se trouvent jetées les bases d’une esthétique de la suggestion : plutôt que de sacrifier l’originalité de ses pensées ou de ses « sentiments », l’écrivain doit se résoudre à l’exprimer « dans un degré de sens propre à la fixer, et à faire en même temps entrevoir toute son étendue exprimable de vivacité » [4]. L’ambition de Marivaux est d’accéder au tissu interstitiel du langage oral, de laisser entrevoir ce qui se dérobe en dernière analyse à la verbalisation rationnelle, mais dont les mots peuvent indiquer la présence [5].
Un tel discours n’est pas sans écho dans le champ de l’esthétique, en particulier dans les textes théoriques de Caylus. On songera en premier lieu à sa Dissertation lue à l’Académie de peinture, De la légèreté d’outil, publiée dans le Mercure de France en septembre 1756. Pour définir ce qu’il appelle la « légèreté d’outil », Caylus donne l’exemple de la conversation : « Elle est composée de ces laissés qu’on ne peut comparer qu’à ces sous-entendus, à ces mots suspendus qui font l’agrément de la conversation : on peut les sentir et non les définir : ils disent ce qu’il faut sans s’appesantir et sans abuser de la finesse » [6]. On est ici au plus près de l’esthétique de Marivaux, même si c’est à l’œuvre de La Fontaine que Caylus se réfère comme un emblème de cette esthétique des laissés, autrement dit de ces « traits divins » qui agissent par des effets de suggestion d’une infinie délicatesse et qui doivent servir de modèles au peintre. Cet art du laissé « implique de traiter l’auditeur ou le spectateur en homme éclairé, qui croit sentir et s’imaginer par lui-même ce qu’on vient de lui suggérer » [7]. Cette thèse entre en parfaite convergence avec celle que Caylus avait développée dans sa première conférence prononcée devant l’Académie de peinture en 1732 :
L’œil curieux, l’imagination animée se plaisent et sont flattés chacun d’achever ce qui souvent n’est qu’ébauché. La différence qui se trouve selon moi, entre un beau dessein et un beau tableau, c’est que, dans l’un, on peut lire à proportion de ses forces tout ce que le grand peintre a voulu représenter, et que dans l’autre on termine soi-même l’objet qui vous est offert ; par conséquent, on est souvent plus piqué de la vue de l’un que de celle de l’autre [8].
A l’image de nombre d’amateurs au XVIIIe siècle, comme l’a souligné Jean Starobinski, Caylus ne conçoit ici le dessin que comme « une esquisse, c’est-à-dire une proposition en vue d’un accomplissement ultérieur. Le plaisir, [c’est] d’achever mentalement, dans une complicité imaginative, l’œuvre que le dessinateur (…) laiss[e] apparemment incomplète » [9].
[1] Voir Ch. Martin, « Images-écrans dans le roman illustré du XVIIIe siècle », Les Détours de l’illustration sous l’Ancien Régime, sous la direction de P. Giuliani et O. Leplatre, Genève, Droz, « Cahiers du GADGES », 2015, pp. 425-476 (en ligne. Consulté le 5 février 2023).
[2] Sur la distinction augustinienne entre l’image sensible, l’image mentale et l’intelligible sans image, voir O. Boulnois, « Augustin et les théories de l’image au Moyen Age », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2007/1 (Tome 91), pp. 75-92 (en ligne. Consulté le 5 février 2023).
[3] Marivaux, Sur la clarté du discours (1719), dans Journaux, éd. J.-Ch. Abramovici, M. Escola et E. Leborgne, Paris, GF-Flammarion, 2010, t. 2, p. 52.
[4] Ibid., p. 50.
[5] Voir en particulier la préface des Serments indiscrets.
[6] Comte de Caylus, « Dissertation lue à l’Académie de peinture, De la légèreté d’outil », dans Mercure de France, septembre 1756, p. 213. Voir R. Démoris, « Le comte de Caylus entre théorie et critique d’art : une esthétique du "laissé" ? », dans Le Comte de Caylus, Arts et Lettres, sous la direction de N. Cronk et K. Peeters, Rodopi, Amsterdam, 2004, pp. 17-41.
[7] Comte de Caylus, De la légèreté d’outil, Op. cit., p. 213.
[8] Comte de Caylus, Sur les dessins [1732], dans Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, H. Jouin (éd.), Paris, A Quantin, 1883, p. 370. Nous soulignons.
[9] J. Starobinski, L’Invention de la liberté (1700-1789), Paris, Gallimard, 2006 [Skira, 1964], p. 112.