Cadrer / encadrer l’image fixe
- Thierry Lenain
_______________________________
Fig. 9. Ecole toscane, Madone
à l’Enfant, v. 1290
Fig. 11. Suiveur de R. van der Weyden,
Vierge à l’enfant, fin XVe siècle
Fig. 13. J. van Eyck, triptyque Giustiniani, 1437
Fig. 15. J. van Eyck, Annonciation, 1432
Fig. 16. H. Memling, Christ
bénissant, 1478
Fig. 17. H. Memling, Portrait
de femme, v. 1480
Fig. 18. P. Christus, Portrait
d’un moine chartreux, 1446
Fig. 19. S. Mazzoni, Portrait
d’un capitaine vénitien, 1650-1678
Cette approche dysphorique reflète toutefois, en négatif, une conception moderne qui, précisément, fait du cadre un parergon. Or ce caractère d’accessoire surajouté que la Modernité attribue au cadre n’appartient pas à sa définition générique. Toute bordure matérielle soulignant la limite d’un tableau n’est pas forcément ajoutée à l’ergon et, moins encore, détachable de celui-ci. La fonction essentielle de matérialisation de la frontière esthétique ou « opérale » [19] n’implique pas ipso facto cette séparation entre l’œuvre et le hors-d’œuvre.
L’instabilité statutaire du cadre ne s’assimile pas forcément non plus à une sorte de catastrophe ontologique fatale. Il faut plutôt y voir, le plus souvent, une propriété normale et positive de l’énoncé artistique, source d’effets rhétoriques ou esthétiques tout à fait conformes. Une histoire de l’art attentive à la réalité des pratiques et des objets devrait nous prémunir de la tentation d’essentialiser « l’accessoirité » du cadre. Cette tentation participe d’un élan normatif implicite qui conduit à oblitérer, voire à dénoncer, des procédés artistiques que l’on devrait, au contraire, recevoir tels qu’ils se donnent. Lorsqu’un dispositif d’encadrement en vient à rivaliser avec le contenu principal d’une œuvre d’art, qui serions-nous pour nous en offusquer ? Et que dire, alors, de toutes ces œuvres anciennes dont le cadre prend en charge une partie de ce même contenu ? Enfin, il n’est pas jusqu’à l’inversion de la hiérarchie habituelle entre cadre et contenu encadré qui ne soit possible, à la faveur d’un trope parfaitement légitime dans l’absolu, comme lorsqu’une description littéraire en vient à prendre le pas sur la narration qu’elle « encadre ».
La typologie du cadre ajouté ne saurait faire figure d’universel. Les peintures sur panneau du Moyen Age et de la Renaissance ont longtemps comporté ce que les Anglo-saxons appellent un « cadre intégral », constitué d’une bordure en relief laissée en réserve par creusement dans l’épaisseur de la planche de bois (figs 9 et 10 ). Il s’agit là d’une typologie courante, surtout pour les œuvres de petites dimensions, que l’on peut encore rencontrer au XVe siècle, comme dans une Vierge à l’enfant d’un suiveur de Roger van der Weyden (figs 11 et 12 ) et même jusqu’en plein XVIe siècle [20].
Tout aussi importante est la typologie du « cadre engagé », fixé au panneau après sa découpe mais intégré à celui-ci de manière permanente dès la couche de préparation faite de craie et de colle étendue sur toute la surface, cadre compris. Cette partie en relief est ensuite elle-même peinte, souvent en trompe-l’œil, devenant ainsi le lieu d’énonciation de messages et d’effets esthétiques, symboliques et présentiels majeurs, indissociables du contenu principal de l’œuvre. Le corpus eyckien en comporte plusieurs exemples particulièrement remarquables tels que le triptyque Giustiniani, avec son cadre feint en écaille de tortue (figs 13 et 14 ), ou la scène de l’Annonciation du polyptique de Gand, dont le cadre en bois tout à la fois réel et fictif projette son ombre sur le sol de la pièce où se déroule la scène représentée (fig. 15). Dans d’autres œuvres de ce genre, des modénatures peintes en trompe-l’œil sur le panneau prolongent la portion en relief réel, de sorte qu’à moins d’examiner l’original de très près, on ne saurait dire au juste où passe la limite (figs 16 et 17). Avec le Portrait d’un chartreux de Petrus Christus (fig. 18), nous avons affaire à un cas de figure certes rare mais tout à fait possible eu égard à la conception du cadre propre aux peintres flamands du XVe siècle. Le panneau ne possède pas de cadre « réel » et n’en a certainement jamais eu ; il n’est muni que d’un cadre entièrement peint en trompe-l’œil sur le panneau lui-même, associé au motif de la mouche, pittoresque memento mori qui parachève le motif. Voici l’exemple d’un cadre que l’on ne saurait décidément tenir pour un parergon – c’est ce que l’on pourrait appeler un « cadre non-parergonal ». Quant à savoir s’il faut considérer qu’il assume, ici, une fonction de marge, la question semble difficile : tout dépend de savoir si les signes qu’il héberge appartiennent, ou non, au même régime sémiotique que ceux qui constituent l’image encadrée.
Revenons, pour terminer, sur la condamnation moderne du cadre et, plus particulièrement, de l’importance excessive censée lui être parfois accordée. L’inversion du rapport hiérarchique entre ergon et parergon constitue un véritable topos littéraire que l’on rencontre tant chez les romanciers que chez les humoristes. Dans un dessin particulièrement cruel de Gary Larson, une foule se presse pour admirer un grand tableau ; une dame d’un certain âge souffle à sa voisine : « My boy made the frame » [21]. Quant à Flaubert, il livre des descriptions non moins acides qui font ironiquement primer le cadre sur l’image encadrée, symptôme de l’attitude faible ou inauthentique des personnages pris dans le misérable maelström du bovarysme.
Charles finissait par s’estimer davantage de ce qu’il possédait une pareille femme. Il montrait avec orgueil, dans la salle, deux petits croquis d’elle, à la mine de plomb, qu’il avait fait encadrer de cadres très larges et suspendus contre le papier de la muraille à de longs cordons verts [22].
Le Marquis [d’Andervilliers] s’avança et, offrant son bras à la femme du médecin, l’introduisit dans le vestibule. Il était pavé de dalles en marbre, très haut, et le son des pas, avec celui des voix, y retentissait comme dans une église. En face montait un escalier droit, et à gauche une galerie donnant sur le jardin conduisait à la salle de billard dont on entendait, dès la porte, caramboler les boules d’ivoire. Comme elle la traversait pour aller au salon, Emma vit autour du jeu des hommes à figure grave, le menton posé sur de hautes cravates, décorés tous, et qui souriaient silencieusement en poussant leur queue. Sur la boiserie sombre du lambris, de grands cadres dorés portaient, au bas de leur bordure, des noms écrits en lettres noires. « Jean-Antoine d’Andervilliers d’Yverbonville, comte de la Vaubyessard et baron de la Resnaye, tué à la bataille de Coutras, le 20 octobre 1587 ». (...) et de tous ces grands carrés noirs bordés d’or sortaient, çà et là, quelque portion plus claire de la peinture, un front pâle, deux yeux qui vous regardaient, des perruques se déroulant sur l’épaule poudrée des habits rouges, ou bien la boucle d’une jarretière au haut d’un mollet rebondi [23].
En général, le sous-texte de ces persiflages du cadre vise le goût bourgeois ou petit-bourgeois du tape-à-l’œil qui l’emporte sur l’intérêt pour l’Art. La synecdoque populaire « un beau cadre » constitue l’expression-type de ce goût excessif du signe extérieur d’artisticité que constitue le cadre. Les reproches qu’on lui adresse sont globalement les mêmes que ceux qui visent le décoratif en général (même si, comme nous l’avons vu, la fonction décorative n’est pas véritablement définitoire du cadre en art) [24].
Mais, encore une fois, méfions-nous de l’agenda normatif qui sous-tend ces critiques, où se rejoignent bizarrement classicisme et modernisme. Si elles devaient encore s’imposer aujourd’hui, la revendication moderne de sobriété et la hantise de voir le cadre plastronner aux dépens de l’ergon conduiraient trop facilement à rejeter des pans importants d’une histoire qui ne s’est pas toujours privée de suivre des chemins opposés à pareil rigorisme. C’est le cas de la peinture vénitienne des XVIIe et XVIIIe siècles, encline à accorder au cadre une importance considérable, à rebours des scrupules classicisants. Il y a beaucoup à apprendre de la rhétorique parergonale de cet art vénitien tardif qui a conduit à l’adoption de solutions tout à fait extraordinaires dans leur genre, montrant des variations inventives parfois stupéfiantes et fascinantes par leur caractère volontairement « excessif ». Ainsi, autour du Portrait d’un capitaine vénitien peint par Sebastiano Mazzoni (1611-1678), conservé au musée municipal de Padoue (figs 19 et 20 ), s’agite un cadre en très haut relief dont les motifs symboliques dorés jetés en tous sens semblent vouloir relancer l’énergie expansive et ostentatoire du modèle bien au-delà du raisonnable (la présence de ces motifs faisant, en outre, fonctionner le cadre en tant que marge). Et alors que de tels décors constituent quelquefois le corps même du cadre [25], ils viennent ici se surajouter à une simple « corniche » moulurée en bois foncé, assumant dès lors un statut que l’on pourrait qualifier de « para-parergonal ». Voilà donc typiquement le genre de procédé artistique qu’on ne saurait comprendre et apprécier sans éviter l’ornière de la normativité.
[19] J.-M. Schaeffer, Les Célibataires de l’Art. Pour une esthétique sans mythe, Paris, Gallimard, 1996, p. 236.
[20] Avec l’exemple précédent, Didier Martens m’a signalé un diptyque flamand, une Vierge à l’enfant avec saint Jean-Baptiste et saint Jérôme, datée des alentours de 1550 (collection privée).
[21] G. Larson, The Far Side, 1986.
[22] G. Flaubert, Madame Bovary, Paris, Libraire Générale Française, Le Livre de Poche, 1999, p. 108.
[23] Ibid., pp. 114-115.
[24] Sur le rejet du décoratif et la problématique du cadre dans la culture artistique des Temps Modernes, voir C. Heering, « Ornament », dans LexArt, Words for Painting (France, Germany, England, The Netherlands,1600-1750), sous la direction de M.-C. Heck, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2018 ; « Questionner l’ornement », dans Questions d’ornements (XVe-XVIIIe siècles), sous la direction de R. Dekoninck, C. Heering et M. Lefftz, Turnhout, Brepols, 2013, pp. 9-21 ; dans le même volume, voir aussi A. Ballet, « Lorsque la bordure devient sujet. L’exemple des intarsie au Quattrocento », pp. 184-196.
[25] C’est le cas du Portrait de Pietro Barbarigo de Bernardino Castelli (1750-1810) conservé à Venise (ca’ Rezzonico). Parlant de cet autre portrait, le goût déjà néoclassique qui a inspiré la mise vestimentaire et l’attitude sobres du modèle, un homme d’état vénitien, devait laisser au cadre extraordinairement développé de ce tableau monumental le soin de manifester une débauche décorative et allégorique qui n’était plus de mise en peinture mais pouvait encore se déployer sous les espèces du parergon.