Mais revenons au cadre dans sa double acception que pointe, en français, le couple verbal « cadrer » et « encadrer » (inexistant dans d’autres langues telles que l’anglais). Cette dualité une fois indiquée, les choses se compliquent très vite car la question de la limite comporte elle-même au moins deux aspects distincts, souvent confondus sous le verbe « cadrer ». Celui-ci peut, en effet, signifier soit l’inscription d’un contenu au sein d’un espace visuel déjà délimité, soit l’acte d’instaurer un champ. Lorsque Leon Battista Alberti explique qu’il « trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur voulue », qui sera pour lui « une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire » [6], il désigne, sur un mode idéalisant, le cadrage comme instauration d’un champ avant la formulation du contenu. Un artiste qui choisit une toile de format standard ou travaille d’après une commande spécifiant les dimensions de l’œuvre adopte, quant à lui, un champ prédéfini.
De même, « cadrer » ou « recadrer » un comportement, c’est indiquer ou rappeler les limites et le régime de règles qui s’appliquent à l’intérieur du domaine ainsi délimité. C’est au sociologue Erving Goffman que l’on doit la généralisation anthropologique de la problématique du cadrage. Sa « cadre-analyse » concerne les ensembles de règles ou d’habitus pragmatiques en vertu desquels s’organisent toutes les actions humaines à caractère social, lesquelles prennent sens à partir du moment où l’on comprend qu’elles relèvent de tel ou tel régime d’activité. En simplifiant, on peut donc dire que le cadrage au sens goffmanien du terme désigne l’inscription d’un contenu dans un champ de référence défini par ses limites [7].
L’approche goffmanienne se prête aux déclinaisons les plus diverses, y compris dans la littérature spécialisée sur le cadre dans les arts. Un coup d’œil sur la table des matières de l’ouvrage collectif édité par Paul Duro suffit pour s’en convaincre [8]. A côté d’études de cas portant sur la peinture moderne s’y trouvent, par exemple, des articles qui traitent du musée et du genre en tant que « cadres ». Dans un autre volume très intéressant, consacré aux cadres dans l’art antique, Verity Platt joue constamment de la polysémie du terme, à la limite du calembour, passant avec agilité du sens restreint au sens étendu – non sans inclure son propre cadrage théorique dans le champ de ses réflexions [9].
De tels jeux de sens n’ont rien de gênant lorsqu’ils sont bien contrôlés, mais il faut dire qu’une bonne part des difficultés inhérentes à l’étude des cadres tient à des glissements sémantiques propres à engendrer de la confusion, en particulier s’il s’agit de distinguer la problématique de la limite et celle de la bordure. Cette confusion est d’ailleurs amplement favorisée par la réalité linguistique. On sait qu’en italien, quadro signifie non pas « cadre » (traduit par cornice) mais « tableau », support de forme quadrangulaire, et qu’en français vernaculaire on peut aussi parler d’un « cadre » pour dire « un tableau », synecdoque dont on reparlera.
La notion de cadrage tire son origine des domaines du cinéma et de la photographie. Elle désigne l’inscription d’un contenu iconique dans le champ déterminé par l’objectif conçu comme une fenêtre mobile grâce à laquelle s’effectuent des coupes dans le continuum du visible. Bien sûr, on peut aussi encadrer une photographie et même un écran de projection, mais ces opérations, extérieures à l’acte photographique, sont tenues pour inessentielles. Ce qui compte avant tout, c’est l’acte de découpe par lequel le preneur d’image sélectionne une portion du monde visible pour qu’isolée elle devienne un contenu iconique, par opposition à ce qui sera laissé hors-champ [10]. Cette opération repose sur le placement de l’appareil mais aussi sur la focalisation et le choix de l’objectif. Le photographe peut encore effectuer un second découpage, par blow-up ou recadrage, après la prise de vue, au moment du développement (possibilité bien plus difficile à réaliser de la part d’un cinéaste travaillant sur pellicule). Cette opération apparaît foncièrement étrangère à l’art pictural : on peut, certes, découper une toile ou un panneau pour n’en garder qu’une partie, mais une telle intervention s’apparente ordinairement à une manipulation sinon douteuse du moins étrangère à la poïèsis artistique [11].
L’essentiel est donc qu’en photographie, la composition découle, à titre principal, du cadrage et que cet acte présuppose le paradigme d’une fenêtre mobile dans les plans horizontal et vertical. C’est, au fond, l’arrêt du mouvement de cette fenêtre en un point donné de l’espace qui détermine l’inscription d’un contenu dans le champ. L’image cinématographique, elle, permet au contenu iconique d’entrer dans le champ, d’en sortir et de s’y déplacer, soit par les mouvements inhérents à la situation filmée soit par le déplacement de la caméra.
Pour sa part, le champ pictural classique se définit par l’adoption d’un paradigme de la fenêtre fixe, même si le jeu figuratif et symbolique avec ses limites, ainsi qu’avec le hors-champ, mime parfois la problématique du cadrage photographique. Un cas classique est celui de Degas, qui donne l’impression de prises de vue mal cadrées à cause du mouvement des figures (Le Champ de courses. Jockeys amateurs près d’une voiture, entre 1876 et 1887, fig. 2). D’autres peintres contemporains de l’âge de la photographie, mais antérieurs à l’apparition du cinéma, introduisent quelquefois un élément « quasi-cinématique » lorsqu’ils jouent sur les limites du champ. Dans l’extraordinaire Golgotha de Gérôme intitulé Consummatum est (1867, fig. 3), l’impression est celle d’un objectif qui se serait détourné de la scène de la Crucifixion, seules les ombres portées des trois croix apparaissant encore dans le champ, pour suivre le sombre cortège des spectateurs du supplice, qui s’en éloigne. Chez l’Américain William Rimmer (Flight and Pursuit, 1872, fig. 4), c’est plutôt le mouvement des figures qui constitue le ressort d’un effet « cinématique » : l’ombre projetée au sol par un fuyard sort du cadre tandis que celle d’un poursuivant venant rapidement de la droite s’avance déjà dans le champ. Il arrive toutefois aussi que des peintres antérieurs au développement de la technique photographique convoquent les limites du champ de l’image pour en tirer des effets de sens ou de présence. Deux beaux exemples tirés du domaine de la gravure : L’Ange qui disparaît devant la famille de Tobie, de Rembrandt (1641, fig. 5), et, de Goya, Y no hai remedio (1810-1811, fig. 6).
[6] L. B. Alberti, De la peinture, trad. Jean-Louis Scheffer, Paris, Macula, 1992, p. 115.
[7] E. Goffman, Frame Analysis (1974). Pour une présentation générale de la cadre-analyse goffmanienne, voir N. Heinich, La Cadre-analyse d’Erving Goffman. Une aventure structuraliste, Paris, CNRS Editions, 2020 ; D. Cefaï et E. Gardella, « Comment analyser une situation selon le dernier Goffman ? De Frame Analysis à Forms of Talk », dans Erving Goffman et l’ordre de l’interaction, sous la direction de L. Perreau, et D. Cefaï, Paris, PUF, 2012, pp. 230-263 ; voir aussi Thierry Lenain, « Les trente-six fonctions du cadre en peinture », art. cit., pp. 218-219.
[8] The Rhetoric of the Frame. Essays on the Boundaries of the Artwork, sous la direction de P. Duro, Cambridge University Press, 1996.
[9] The Frame in Classical Art, Op. cit.
[10] Voir Ph. Dubois, L’Acte photographique, Paris-Bruxelles, Nathan-Labor, 1983.
[11] Plus commune, anciennement du moins, est la pratique qui consistait à augmenter la surface d’un tableau en y ajoutant des parties peintes (un exemple parmi tant d’autres : Les Fileuses de Velasquez, agrandi au XVIIIe siècle).