Résumé
Les multiples fonctions attribuées au cadre d’une image fixe dépendent de deux opérations primordiales : cadrer et encadrer. Il s’agit donc de préciser en quoi consistent ces deux fonctions cardinales saisies dans leur généralité, par comparaison avec d’autres domaines tels que le cinéma ou le comportement social. Il importe non seulement de bien distinguer ces deux fonctions premières mais aussi d’éviter de les confondre avec telle ou telle fonction secondaire du cadre. Ainsi est-on amené, notamment, à constater que tous les types de cadres ne s’assimilent pas à un parergon. Ces remarques théoriques sont formulées dans l’optique d’une histoire des pratiques d’encadrement dégagée de préoccupations normatives.
Mots-clés : cadre, marge, parergon, image fixe
Abstract
The numerous functions given to the frame of non-moving images revolve around two different basic operations: to put a frame around something, or to put something within a frame. The two primary functions involved in these operations are described by comparison with other domains such as cinema and social behaviour. It is of paramount importance not only to distinguish those primary functions well but also to avoid mistaking them with second-order functions. This double precaution leads, among others, to stress that not all types of frames can be conceived of as versions of the « parergon ». Those theoretical observations are presented in the perspective of a non-normative history of framing practices.
Keywords: frame, margin, parergon, non-moving image
Très nombreux sont les usages ou fonctions attribués au cadre dans les arts de l’image fixe. Une petite enquête informelle, menée pour une autre étude, avait donné le nombre quelque peu burlesque de trente-six, auquel je m’étais arrêté avec contentement étant donné la pertinence de ses connotations qui évoquent, dans la langue française, l’abondance déraisonnable et l’approximation hyperbolique [1]. Abstenons-nous toutefois de sombrer dans le fétichisme numérologique, ne serait-ce que parce que le chiffre dépend, à l’évidence, de la manière de compter – une optique plus ou moins large pouvant amener à dissocier ou, au contraire, à amalgamer des fonctions apparentées. Qui plus est, à peine née, la liste ne demandait qu’à s’allonger, ce dont elle ne s’est nullement privée, faisant vite éclater le bel et ironique « 36 ».
Sans entreprendre un nouveau comptage tout aussi précaire que le précédent, on soulignera une nouvelle fois que la foultitude des fonctions répertoriées dans la littérature sur les arts de l’image fixe s’étend du plus terre-à-terre au plus éthéré et rassemble des termes en contradiction flagrante les uns avec les autres. Selon les contextes, nous apprenons, par exemple, que le cadre d’un tableau peut servir de vulgaire poignée ou, sur un mode quasi transcendantal, qu’il signifie l’autoprésentation de la représentation comme telle, de même que le statut artistique de celle-ci [2]. Le cadre, lit-on souvent, sert à séparer l’image de son environnement – mais il permet aussi bien, à l’inverse, de l’y intégrer ou de permettre une transition fluide de l’une à l’autre. De même considère-t-on, selon les cas, qu’il atténue la présence objectale de l’image via l’effet-fenêtre ou, au contraire, souligne sa choséité.
Pour bigarrée qu’elle soit, cette foule dont les représentants se définissent en termes sémiotiques, pragmatiques, esthétiques, rhétoriques et symboliques peut néanmoins trouver un semblant d’ordre à condition de se répartir entre deux pôles qui correspondent aux fonctions fondamentales du cadre : cadrer et encadrer. C’est ce qu’avait perçu Louis Marin dans une étude devenue classique, sans toutefois déployer toutes les conséquences théoriques de ce dualisme irréductible, ni même différencier clairement les deux termes qui le composent [3]. Soit l’opération fondamentale du cadre consiste à délimiter, à tracer une frontière qui, en se fermant sur elle-même, définit un champ ou un univers de référence, lequel préexiste en général au contenu que l’on y inscrit ensuite (mais cette frontière peut aussi venir entourer un contenu déjà formulé). Soit il s’agit de souligner cette frontière en la matérialisant.
C’est à partir de l’une ou l’autre de ces deux opérations primordiales que peuvent, ensuite, se décliner les nombreuses fonctions ou significations particulières données au cadre de l’image dans tous les domaines où il en est question. Dans l’acception courante du terme, qui s’impose au cours du XVIIe siècle, le cadre d’un tableau se définit comme un objet surajouté à la ligne de frontière qui court entre l’œuvre et son environnement, comme une bordure matérielle en relief qui vient souligner cette limite a posteriori. Ce n’est dès lors pas au cadre, ainsi conçu en tant que bordure ajoutée, qu’il revient de délimiter le champ du tableau : lorsqu’arrive le cadre, cette délimitation a déjà eu lieu. En peinture, le cadre participe typiquement d’une extériorité et d’un acte secondaire qui consiste à adjoindre, du dehors, quelque chose autour de l’objet principal offert à la contemplation.
Délimitation et matérialisation de la limite constituent donc deux opérations bien distinctes, l’une précédant le plus souvent la formulation du contenu iconique et l’autre lui succédant dans la plupart des cas. On évitera, dès lors, de confondre les questions relatives à la limite avec celles qui concernent la bordure, dont relève la problématique du cadre comme parergon [4] ; une bordure souligne et désigne une limite – c’est, au fond, un déictique de frontière.
Notons que les marges d’une composition relèvent, en principe, d’une problématique de la limite mais peuvent aussi, le cas échéant, être traitées à l’instar d’une bordure vierge, en quelque sorte immatérielle ; c’est assez souvent le cas dans la mise en page des livres illustrés. Les illustrations de Malo Renault pour l’édition Larousse des Contes de Perrault (Peau d’âne, La Belle au bois dormant, 1923) en fournissent un exemple parmi bien d’autres (fig. 1). Un système de marges constitue, plus précisément, un champ secondaire vacant, initialement vide mais susceptible d’être investi par des signes, des formes ou des forces qui répondent à d’autres principes de fonctionnement, codes ou façons de faire que ceux qui s’appliquent au sein du champ principal, par opposition auquel ce système se définit tout en entretenant avec lui des liens étroits. La marge borde le champ principal d’un vide disponible pour l’inscription de signes qui peuvent avoir une autre origine que l’auteur du texte ou de l’image qu’elle borde ; pensons aux scolies et autres annotations marginales. Il peut aussi arriver que le rapport de subordination et d’extériorité entre marge et champ principal se réduise ou même s’inverse. Les « images dans la marge » des manuscrits médiévaux, si bien étudiées par Michael Camille [5], manifestent une véritable promotion artistique de ce champ secondaire dans lequel évoluent des signes relevant d’un régime esthétique et sémiotique tout à fait différent, sinon opposé, à celui du texte enluminé que ces signes entendent toutefois mettre en valeur et compléter de messages iconiques souvent proliférants. On remarquera encore que si un système de marges peut faire office de cadre, à l’inverse un cadre peut fonctionner en tant que marge, pour autant qu’outre sa vocation propre de bordure il se donne aussi pour un espace ouvert à une éventuelle floraison de signes hétérogènes. C’est pourquoi ces notions fondamentales – cadre, marge – dénotent des fonctions bien plus que des classes d’objets.
[1] Th. Lenain, « Les trente-six fonctions du cadre en peinture », La Part de l’œil, n° 33-34, 2019-2020, dossier « Les gestes du cadre », pp. 215 à 225. La thématique générale et quelques passages du présent article sont issus de ce texte. Parmi les fonctions qui se sont ajoutées au décompte initial, il y a notamment celle de constituer un support pour un rail ou une glissière permettant d’actionner un rideau ou un volet devant le tableau (voir The Frame in Classical Art. A Cultural History, sous la direction de V. Platt, Cambridge, Cambridge University Press, 2017 ; D. Riout, Portes closes et œuvres invisibles, Paris, Gallimard, 2019, pp. 95 sq.).
[2] « L’exigence par le tableau de son cadre-ornement signifie que, comme représentation, il s’accomplit et s’épuise dans sa présentation. (…) Le cadre-ornement est le signe de cette dimension réflexive de la représentation, le fait que non seulement elle représente des choses (…), mais qu’elle se présente représentant des choses » ; « C’est (…) l’idéologie de l’œuvre d’art qui serait alors posée et déclarée par le cadre » (L. Marin, « Du cadre au décor ou la question de l’ornement dans la peinture », Rivista di Estetica, n° 12, 1982, p. 20, à partir d’un commentaire de la lettre de Poussin à Chantelou).
[3] L. Marin, « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », Cahiers du Musée national d’art moderne, 1988, n° 24 : Art de voir, art de décrire II, pp. 63 et 67.
[4] Voir Groupe µ, « Sémiotique et rhétorique du cadre », La Part de l’Œil, n° 5, 1989, pp. 115 à 131 (rééd. dans Traité du signe visuel, Paris, Seuil, 1992, pp. 377-399).
[5] M. Camille, Image on the Edge: The Margins of Medieval Art, Reaktion Books, Londres, 1992.