Voir en esprit ou par fiction : scène mentale
et points de vue dans trois songes allégoriques (Li Regret Guillaume, Le Dit de la fleur de lys
et La Déprécation pour Pierre de Brezé)

- Fabienne Pomel
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Fig. 2. Anonyme, Incipit, 1477

« [I]ncorporer et entendre » : un mode d’emploi

pour une lecture-performance mentale

 

Les plaintes de Noble Sang culminent ainsi sur un appel aux oiseaux du ciel pour les « incorporer et entendre ».

 

Disposez vous, vents et nuées, pour les capter promptement. Oyseaulx du ciel, paroffrez vous droit-cy aussy pour les incorporer et entendre, afin que, subits messages, les presentiez a la dignité royale, que je ne voy que par fiction. Espoir que son cœur s’en amollira par pité interiore, et tirera ma povre desolée et malheuree vie, fruit et confort en sa misericorde. » (DPB, p. 61)

 

La scène du songe offre ici un mode d’emploi pour la lecture comme performance visuelle et sonore : il s’agit pour le roi, destinataire premier, d’entendre, au double sens de percevoir des images parlantes et de recevoir leur voix par le cœur en les comprenant, par cette instance à la fois affective et interprétative.

La mise en scène des personnifications allégoriques fait d’ailleurs fonctionner l’image et le son en concaténation et en interaction continue et réciproque, au point qu’il est parfois indécidable de savoir si l’image est le tremplin de la parole ou l’ouïe, le tremplin de l’image. La visualisation précède généralement la parole, à laquelle elle sert de tremplin, mais le discours direct tend ensuite à prendre le dessus sur la vue. L’effet de concaténation est particulièrement perceptible dans Li Regret Guillaume, qui suit Guillaume de Lorris en combinant appels visuels et sonores. Après la vue activée dans le motif de la promenade, c’est l’ouïe qui réoriente la dynamique narrative par le truchement d’instruments de musique qui résonnent dans le bois (v. 142 sq), et mettent le narrateur-personnage sur le chemin du château, puis des cris et plaintes (v. 179 sq) que la demoiselle à la fenêtre explique par le deuil dans lequel se trouve le lieu : comme dans le Roman de la Rose, ouïe et vue se relaient constamment.

Lors de l’observation par le trou de la serrure, la vue précède l’ouïe selon un principe de concaténation métonymique et d’alternance : à chaque fin de chanson, s’opère un retour à la vue, déplacée sur la personnification suivante, laquelle est relayée par l’ouïe via la prosopopée, selon le procédé mis en place dès le début entre la première ballade de Débonnaireté et la plainte d’Humilité :

 

Quant je l’oc asses escoutée
Je regardai lès son costé
La vic jou dame Humelité […]. (RG, v. 621-623)

 

J. Drobinski, en analysant la fenêtre dans les manuscrits de Guillaume de Machaut a observé cette imbrication de la vue et de l’ouïe en parlant de « voyeur auditif », et en notant que l’ouverture visuelle est le signe d’une circulation sonore, la fenêtre étant le « moyen de signifier la perception d’un discours, qu’il soit argumentatif ou lyrique, en substituant un medium visuel à une captation seulement auditive » [24].

Le Dit de la fleur de lys joue aussi sur la combinaison de la vue et de l’ouïe, qui se relaient et se complètent. Dans tous les cas, image et son s’engendrent réciproquement, soit que la genèse de l’image introduise ou matérialise un discours, soit que le discours produise une image, selon le procédé de l’enargeia, d’autant plus que l’expérience de réception visuelle et sonore du narrateur-personnage fonctionne comme protocole de lecture : elle thématise l’expérience attendue du lecteur, dont le narrateur-personnage incarne un double. En lisant la fiction allégorique, le lecteur est invité à voir et entendre conjointement, en activant un regard intérieur et mental et en s’immergeant ou se projetant dans la scène allégorique ou à ses frontières.

Le songe comme topique cadre fournit ainsi un dispositif délimitatif, déictique et métapoétique : il ouvre une fenêtre sur une scène mentale où projeter la scénographie allégorique. Il autorise aussi une représentation spéculaire des actes de création et de réception de la fiction comme visualisation et audition intériorisées. Comme l’a remarqué D. Kelly, « the reverse of imagination is exegesis » [25].

Sur le modèle boécien, les images parlantes que sont les personnifications apparaissent sous le signe du surgissement et de l’effraction, dans une logique de sauts métaleptiques entre des niveaux de diégèse ou des plans hétérogènes (divin/humain, ici/ailleurs, concret/abstrait, historique/allégorique, etc), ce qui explique la faveur des seuils et la topique des franchissements dans ces récits. Le songe fournit ainsi une matrice métaleptique en même temps qu’un archétype de l’immersion dans la fiction : il invite à voir et à entendre autrement.

C’est ce que suggère avec des moyens iconographiques intéressants un frontispice de la Consolation de Philosophie qui place les figures de l’écrivain et du lecteur face à face, l’un écrivant dans son étude, l’autre lisant dans son lit (fig. 2). L’écrivain semble contempler le contenu du songe encadré dans un tableau accroché au mur, qui figurerait un écran mental, tandis que les anges à la fois offrent et désignent le texte, mis en abyme dans l’image. Sur le côté, une petite fenêtre s’ouvre sur un ciel bleu, comme une invitation au lecteur à un voyage dans la fiction allégorique, un voyage à accomplir « en esprit ».

 

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[24] J. Drobinsky, « La fenêtre comme mise en scène du regard dans les manuscrits enluminés de Guillaume de Machaut », dans Par la fenestre : Etudes de littérature et de civilisation médiévales, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2003, § 7 et 9 (en ligne. Consulté le 20 octobre 2022).
[25] Dans Medieval imagination, Op. cit., p. 163 (« L’envers de l’imagination, c’est l’exégèse »).