Voir en esprit ou par fiction : scène mentale
et points de vue dans trois songes allégoriques (Li Regret Guillaume, Le Dit de la fleur de lys
et La Déprécation pour Pierre de Brezé)

- Fabienne Pomel
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Une expérience de vision mentale : voir en esperit, par figuration ou par fiction

 

Un regard intériorisé et modifié : une vision mentale

 

Dans les trois textes, le récit se donne comme le produit d’une expérience de vision mentale, qui mobilise un regard intériorisé et modifié.

La posture mélancolique installée au seuil du récit dans la Déprécation résulte d’une inquiétude pour l’ami incarcéré. Cette posture marque pour le narrateur un processus d’intériorisation et d’absorption dans ses pensées, associée à « anuy » et « angoisse de mon cœur ». Outre le terme de « merancolie » (v. 37), le champ de la pensée est insistant avec « pensif », « mes pensees » ou les verbes « concevoir en l’esperit », « percevoir », associés à une activité explicitement située dans l’esprit :

 

mes pensees se multiplioient diverses en un (DPB, p. 37)
comme cecy conçusse en l’esperit (DPB, p. 38)

 

L’état dans lequel le songe prend son essor est incertain, « dormant ou veillant », mais il est précisé que le songeur est « ravy en vif esprit et transporté en une marche longtaine » (p. 37). La mention ultérieure d’une révélation des noms des personnifications « en l’entendement » (p. 38) confirme la nature mentale de la vision.

Li Regret Guillaume s’ouvre sur un long prologue où s’exprime une conception de la production d’une œuvre comme mise en forme et en écrit d’une conception mentale située dans la tête :

 

Nature prie que me desface
De ce sens que j’ai en le tieste
Et par teil maniere m’estiete
Que je n’an sace .i. seul mot faire […] (RG, v. 40-43)

 

Les qualités requises pour « estraire » et « pourtraire » afin que la « matere » soit « bien ordenee » viennent de Nature et Dieu : il s’agit de mobiliser « sens » et « raison » (v. 90) ou encore « parolle, avis, memore et sens » (v. 84). Le processus créateur décrit ici par Jean de Le Mote correspond à celui que D. Kelly a mis en relief en l’articulant au processus cognitif de la perception sensorielle vers l’abstraction, mais parcouru en sens inverse : il s’agit d’incarner un concept sous forme textuelle par le recours au verbe et à la main, le tout en mobilisant aussi la mémoire. Le vocabulaire est le même que celui de Machaut dans son célèbre Prologue général [6] qui est contemporain (1365/69), excepté la mention de rhétorique et musique. Ces préalables posés, le prologue annonce son œuvre comme un « mistere », issu d’un processus de figuration qui mobilise l’imagination [7] :

 

Huimès mousterrai le mistere
Et le valour de la matere
U j’ai m’imagination,
Si bien qu’en figuration
Le voi, ce m’est vis, toute escripte
Si bien m’en est l’uevre descripte. (RG, v. 91-16)

 

Le mot « imagination » est un mot rare et savant au 14e : il renvoie à une faculté ambivalente de l’âme dans la psychologie aristotélicienne, à l’interface entre la perception par les sens et l’intervention du jugement rationnel. C’est précisément cette faculté que mobilisent le songe et la fiction allégorique. Quant à « mistere », qu’on retrouve chez Chastellain dans La Déprécation et plus généralement dans ses textes, en concurrence avec fantasie et ymaginacion [8], il suggère une raison ou une signification cachée, une intervention extérieure voire transcendante, ou à tout le moins énigmatique, ou un processus assimilé à un rituel.

Le scénario du songe-cadre vient ainsi afficher l’importance de l’activité mentale. Dans Li Regret Guillaume, il faut noter que la mise en scène d’un état mélancolique n’est pas préalable mais interne au rêve :

 

En dormant melancolioie
A une cançon amoureuse. (RG, v. 100)

 

L’activité onirique se trouve ainsi corrélée à la mélancolie comme absorption dans une activité de pensée intériorisée, (« aloie en mon coer pensant » v. 165) associée au projet du promeneur préoccupé, au printemps, de faire une chanson d’amour. Dans les deux textes, l’activité mentale, entre songe et mélancolie est ainsi comme portée à la puissance deux.

Quant au moine cistercien du Dit de la fleur de lys, il se trouve transporté en rêve de l’abbaye de Châlis à un carrefour cosmique et temporel à minuit le jour de la Toussaint. Le songeur rêve qu’il est ravi « sus l’esuiel du monde / Ou milleu du pol artiquë /Et du pol c’om dit antartique » (Dfl, v. 8-10). L’endormissement détermine alors une orientation verticale du regard, en écho possible à Boèce.

 

Levay mes yex sus mon cenit (Dfl, v. 20)

 

Que l’on comprenne « zénith » ou « mont Cenis » comme le rectifie F. Duval, c’est toujours le sème de la verticalité qui s’impose, et c’est bien dans un espace élevé et aérien qu’apparaissent deux dames, Grâce de Dieu et Sapience. Le regard au sein du rêve apparaît ainsi comme un regard non seulement intérieur mais transmué, voire transcendé.

Le songeur pose alors son regard sur les deux personnages allégoriques et écoute leur dialogue avant que ne s’opère un changement de lieu : Sapience et Grâce de Dieu se déplacent vers un « hault palais » où se trouve un atelier de couture. Ce déplacement est concomitant avec l’arrivée de Raison qui « descendit de sa tournelle » (v. 374 p. 266), mais rien n’indique que l’observateur modifie sa posture initiale. L’auteur suggère peut-être ainsi que le regard adopté, sous l’égide de la raison, est spéculatif et ubiquitaire. En revanche, lorsque Grâce de Dieu se déplace pour livrer le signe fabriqué à son ami, le narrateur-spectateur se déplace aussi :

 

La me sembla que jë estoie
Et que d’entrer ens me penoye,
Mes nul ne m’i lessoit entrer,
Ne pour vëoir ne pour parler.
Dolent demouray par dehors,
Mes Grace Dieu qui estoit lors
Ens entree si haut parloit
Que bien oÿr on la pouoit. (Dfl, v.1185-1192)

 

Le point de vue s’infléchit à nouveau puisque le regard se trouve temporairement empêché, contrairement à l’ouïe, maintenue active. Ce texte non seulement met en œuvre un regard intérieur mais module les compétences du regard au sein de la diégèse en faisant varier sa portée.

 

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[6] Voir Oc, oïl, si. Les langues de la poésie entre grammaire et musique, traductions et commentaires sous la direction de Michèle Gally, « Ouvertures bilingues », Fayard, 2010, pp. 183-209.
[7] [7] D. Kelly, dans Medieval imagination : rhetoric and the poetry of courtly love, University of Wisconsin Press, 1978, la définit comme « a mental function and a poetic principle » (p. 25 ; « une fonction mentale et un principe poétique »), associée à la métaphore ou la personnification.
[8] On rencontre d’autres occurrences du mot « mistere » dans le Traité par forme d’allégorie mystique sur l’entrée du roy Loys en nouveau regne (p. 4) ou dans l’Advertissement au duc Charles soubs diction de son propre entendement parlant a luy-mesme (p. 286, 287, 288) ou encore dans Le Temple de Boccace (p. 81, 142).