Voir en esprit ou par fiction : scène mentale
et points de vue dans trois songes allégoriques (Li Regret Guillaume, Le Dit de la fleur de lys
et La Déprécation pour Pierre de Brezé)

- Fabienne Pomel
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Genèse de l’image : l’expérience d’une apparition/disparition

entre épiphanie et glossophanie

 

Sur cette scène, les personnifications se donnent comme des apparitions fugaces et temporaires, entre épiphanie et glossophanie.

 

Apparitions visuelles dans des cadres ou des espaces clos :

porte, fenêtre, rideau ou la scène mentale

 

On observe que les personnifications apparaissent volontiers dans des cadres ou des espaces clos d’où ils font irruption : dans la Déprécation, c’est d’« un petit huis » que surgit Noble Sang :

 

Et jetant mes yeux lors envers un petit huis après, que je vis ouvrir, vi saillir d’iceluy un jone baceler […] (DPB, p. 39).

 

La vision se clôt sur les deux mêmes personnifications féminines, Noblesse humaine et Vertu, qui avant d’être nommées, sont qualifiées d’« ymages » (p. 38). Ce sont elles qui emportent Noble Sang évanoui et disparaissent, marquant ainsi la fin du songe puis du texte [18] :

 

s’esvanouirent de mes yeux et ne vis plus ame entour moy (DPB, p. 65)

 

On retrouve l’importance des portes et passages dans Li Regrets Guillaume avec la porte qu’ouvre Debonnaireté, qui rappelle le « huisselet bien serré […] petitet et estroit » (RR, v. 516-517), l’« huis » (RR, v. 519) ou « guichet […] de charme » ouvert par Oiseuse (RR, v. 524). Le narrateur-personnage de Jean de le Mote, après avoir pris la « petite sentelette Maubattue et estroitelette » (v. 152-153) se heurte à son tour à des « portes closes et fremees » (v. 193). Il frappe alors à un « uis » (v. 193), avant que n’apparaisse une demoiselle à « la fenestrielle d’un huiket » (v. 217). Elle propose de le mener « ou premier viket » (v. 291) et lui ouvre « l’uis » (v. 304). Après avoir franchi cette « premiere porte » (v. 305), il se heurte à une seconde qui reste fermée. En ce sens, le trou (« .i. trau » v. 292, « un petit trau … fait en le paroit », v. 311-312), apparaît comme une fenêtre miniaturisée. C’est dans le cadre formé par ce trou dans la paroi qu’apparaissent les personnifications. Ces personnages et tout le décor s’évanouissent lors de son réveil :

 

Mes ieus ouvri, si rewardai
Entour moi, si ne vic castiel,
Maison ne celier ne crestiel. (RG, v. 4560-63)

 

Le Dit de la fleur de lys mobilise une même logique d’apparition des personnifications, dotées cette fois d’une caractérisation lumineuse qui souligne leur nature divine :

 

Deuz dames vy de grant atour […]
N’est pas le soulail en midi
Si bel, si cler ne si luisant
Comme estoient, ne si plaisant. (Dfl, v. 21-26, p. 249)

 

Cette caractéristique divine est également suggérée par la descente de Raison de sa tour pour rejoindre l’atelier de couture, en écho au Roman de la Rose [19] :

 

Raison y vint, la demoyselle,
Et descendit de sa tournelle. (Rfl, v. 373-374, p. 266)

 

La mise en scène de la courtine qui s’ouvre pour révéler l’image royale et le signe allégorique offert vient illustrer plus explicitement encore la logique d’une vision-révélation, lorsque, illuminée par un rayon lumineux, la courtine d’abord opaque devient transparente et permet au songeur de voir la projection lumineuse des fleurs de lys :

 

Je vy par la tente vermeille
Une chose qui me fu belle : […]
Et lors ne me fu pas celé
Le roy […]
Ceste chose si apparoit 1253
En l’endroit qui ressoirtissét
Si grandement et si forment
Quë il sembloit que proprement
La courtine feüst bendee
D’or et d’asur entremelee. (Dfl, v. 1227-1258, p. 304)

 

Les « ymages » que sont les personnages allégoriques se donnent donc dans ces songes selon un processus d’« apparition disparaissante » sur la scène onirique et allégorique, à la manière de la scénographie angélique analysée par Michel de Certeau dans La Fable mystique [20].

 

Le regard (et/ou l’ouïe) interdits ou autorisés : la captation

d’une scène allégorique comme élection et mission

 

On n’est dès lors guère surpris que ces dispositifs visuels mobilisent une interdiction ou une autorisation à voir : le narrateur-personnage est en effet autorisé ou non à voir et/ou entendre : élu par l’autorisation à voir dont il est le bénéficiaire, il est aussi missionné pour rapporter ce que son regard a capté.

 

La Déprécation pour messire Pierre de Brezé et Li Regret Guillaume

ou la vision par effraction autorisée

 

Dans La Déprécation, le narrateur apparaît comme un voyeur/voyant (invisible) élu et missionné et l’invisibilité du spectateur-auditeur se conjugue explicitement avec une élection : le narrateur suggère que la source de son expérience visuelle et auditive est transcendante, comme s’il était missionné par des voix intérieures pour une captation textuelle des plaintes de Noble Sang à retranscrire :

 

mais que j’entendisse et escoutasse songneusement au surplus ; car aussi le vouloient et le avoient ordonné les cieulx, que j’en seroye l’auditeur pour le revéler en temps, et ainsi le fis-je. (DPB, p. 39)

 

La fin de la vision réitère l’injonction lorsqu’une voix l’investit d’une mission d’écriture, sur un modèle apocalyptique [21] :

 

Mais oys une voix qui me dit ainsy : « Ce que tu as vu et oy, tu mettras en registre et le notifieras partout […] » (DPB, p. 63)

 

Si la vision a lieu « en l’entendement » – c’est là que le nom des personnages lui est « révélé » (p. 38) – elle résulte ici d’une volonté extérieure, potentiellement transcendante, qui fait du songeur et plus précisément de son entendement le réceptacle d’une vision qu’il a la mission de transcrire.

 

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[18] J. Drobinsky, « Médiatrices par intermittence. Espérance dans le Remède de Fortune de Guillaume de Machaut et Grâce de Dieu dans le Pèlerinage de Vie Humaine de Guillaume de Digulleville », dans M. Demaules (dir.), La Personnification du Moyen Age au XVIIIe siècle, pp. 1-92.
[19] « Tant com aisin me dementoie / Des granz dolors que je sentoie, / Ne ne savoie ou querre mire / De ma tristece ne de m’ire, / Lors vi droit a moi revenant / Raisons, la bele, l’avenant, / Qui de sa tour jus descendi / Quant mes conplaintes entendi […] », Le Roman de la Rose, éd. cit., v. 4218-4225.
[20] La Fable mystique, XVIe-XVIIe siècles, t. II, NRF-Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2013, p. 266.
[21] Apoc. I, 19.