Dans Li Regret  Guillaume, le voyeur est de même autorisé à accéder à un « mistere »  (v. 91). S. Menegaldo rapproche le dispositif spectatoriel du texte de  l’« écoute dérobée » et de la « vision de biais » telles  que J. Cerquiglini les définit dans « Le clerc et le louche » [22], où elle mentionnait d’ailleurs ce dit. Mais s’il  s’agit bien d’une vision périphérique, on a affaire à un voyeur autorisé qu’on  pourrait rapprocher d’un observateur derrière une vitre sans tain, puisqu’il  voit depuis la périphérie sans être vu : « Tant qu’il te plest  demeure Chi » (v. 470), lui propose d’ailleurs la demoiselle. Je me  demande si on ne pourrait pas aussi voir dans ce voyeur un avatar du confident,  l’œil et l’oreille fonctionnant sur une logique spéculaire : dès lors, le  trou dans le mur n’opère pas tant comme une effraction, comme dans l’histoire  de Pyrame et Thisbé, mais davantage comme vecteur ou signe d’une confidence qui  émanerait d’un autre espace intérieur ou affectif, le cœur de la fille éplorée.  « Et me contez tous vos courous », invite  Débonaireté (v. 276).
   Ce sont par ailleurs des voix fondamentalement  hybrides qui s’expriment dans la série des personnifications : métonymie  des qualités du défunt, les voix semblent venir d’outre-tombe ou d’un au-delà.  Elles offrent un mélange de lamentation et de consolation où s’expriment à la  fois le deuil de la fille et par voix et figures interposées, le cœur du  clerc-témoin lui-même... Dans une telle perspective, la chambre sombre serait  moins le tombeau du défunt qu’une chambre d’échos d’affects pluralisés, à la  fois cœur et chœur. Avec ce dispositif spectatoriel du regard par le trou de la  serrure, le clerc affiche simultanément une humilité face à Philippa et une  fierté d’être son familier, une extériorité par rapport au deuil dans la  posture de captation audio-visuelle et un partage de ce deuil. La posture  originale du voyeur autorisé lui permet ainsi de formuler conjointement sur le  mode de la transcription missionnée un panégyrique dans les plaintes et une  consolation dans les ballades, le tout sur un registre simultanément distancié  et compatissant. La spatialisation étrangement précise du point de vue  viendrait alors asseoir l’esthétique allégorique comme expression d’une vision  émanant du cœur, mais sous la tutelle d’une raison distanciée, vision  paradoxale, tout à la fois intérieure et extérieure, affective et  dé-subjectivisée.
    
   Le Dit de la fleur de lys ou un parcours 
   du regard de l’opacité à la transparence
    
        Le Dit de la fleur de lys scénarise  d’une autre manière la vision comme révélation, en faisant succéder une  révélation visuelle à la vision interdite doublée d’une ouïe autorisée devant  la tente royale. La capacité visionnaire évolue au gré des postes d’observation  et des changements de lieux, et au fil de l’itinéraire du narrateur intradiégétique.  Le parcours du regard qui passe d’une vision entravée à une vision en  transparence à travers la courtine met en scène un processus de dévoilement par  désopacification du regard. Dans ce dit, ce sont des expériences lumineuses qui  permettent à la vision de s’accomplir, suggérant une intervention  transcendante, alors que dans le Pèlerinage  de l’âme, c’est le parcours purgatoire qui, en purifiant le regard, permet  d’accéder à la vision [23].
    
   Mise en abyme et réflexivité du processus de visualisation : mode  d’emploi 
   de la fiction allégorique et performances mentales spéculaires
    
   Le regard redoublé : mises en abyme des regardants
    
   Dans deux des textes, La Déprécation et Le Dit de  la fleur de lys, le songeur se met en scène non seulement comme spectateur  en train de regarder mais comme spectateur en train de regarder un personnage  qui regarde. Cette mise en abyme du regard dans le songe invite à une  expérimentation des points de vue.
   Dans La Déprécation pour messire Pierre de  Brezé, la posture mélancolique méditative est mise en abyme dans la scène  vue : de même que le narrateur songeur-cadre est sur un lit, les deux personnifications  qualifiées d’« ymages » (p. 38) – Noblesse humaine et Vertu – vues  dans la pièce dépouillée de ses tentures sont « couchees des coudes  chacune sur un quareau de velours noir, a mains soubs l’oreille, comme si  tristesse et annuy grant les eust abatues » (p. 38). Comme le songeur  mélancolique et angoissé, Noble Sang apparu dans la chambre est lui aussi  triste et en larmes, et le songeur regarde ce jeune homme contempler le  mobilier de la pièce. L’entrelacement des deux regards est patent :
    
   Et piétant deux tours parmy la chambre, vis que appoyer s’aloit du dos à  l’encontre du lit, et regardoit envers un mur, où avoit pendu a une perche une trompe de veneur, aucuns  chapperons aussy d’oiseaux, et une espée garnie d’or pendant a un clou, et au  dessous de la perche, un peu de costé regardoit fort aussy sur un buffet qui estoit là de moyenne hauteur, et sur lequel regardant asprement, je perçus lors que les larmes luy  crevoient les yeux […] (DPB, p. 39)
    
   Noble Sang, tout comme le songeur, est absorbé dans  une activité contemplative, mémorielle et mentale, qui se poursuit lorsqu’il  convoque des absents, en esprit, à qui il adresse ses « clameurs »  (p. 61) : ce sont des personnifications (Fortune), des personnages  historiques (le roi René, Simon de Lalaing, Juvénal des Ursins, le roi Louis  XI, etc) ou encore des collectifs (princes, rois, ducs, ou cœurs féminins) ou  des abstractions (les cieux) : « je ne voy que par fiction »,  remarque-t-il. Noblesse humaine, mère de Noble sang, commente cette absence  d’auditeurs et l’artifice rhétorique de l’enargeia,  qui consiste à placer sous ses yeux des images comme si on les voyait : 
    
   Quels acquest espoires-tu en la deprécation, qui n’as  personne, ne ymage devant toy, qui te  conçoive ? (DPB, pp. 63-64)
    
   Selon un effet semblable de mise en abyme, le  songeur du Dit de la fleur de lys voit le roi « acouté » dans la courtine, lequel contemple le signe  offert et projeté. Là aussi, la posture de spectateur-contemplateur est  dédoublée entre le narrateur témoin-spectateur et le personnage royal intradiégétique.  Rien de tel en revanche dans Li Regret Guillaume.
   Le cadre du songe en autorisant l’enchâssement des  espace-temps et le dédoublement des diégèses favorise des dispositifs  spéculaires entre les niveaux diégétiques et entre narrateur et personnages : le  songeur se voit autre, voit l’autre comme miroir de soi ou encore voit l’autre  en soi, thématisant ainsi la question du point de vue au sein du texte pour un  lecteur invité à son tour à voir ou se figurer mentalement la scène  allégorique.
    
    
    
    
 
      [22] J. Cerquiglini (trad. Monique Briand-Walker),  « ‘Le Clerc et Le Louche’: Sociology of an Esthetic », Poetics Today, vol. 5, n° 3, 1984, pp. 479-491 (en ligne. Consulté le 20 octobre 2022).
[23] Voir F. Pomel, « La courtine chez Guillaume de  Digulleville : une scénographie de la révélation et de l’incarnation du  signe dans les Pèlerinages et Le Roman de la fleur de lys », dans Littérature et révélation. Espace et  révélation, Littérales n° 45, 2010, dir. C. Croisy-Naquet, Université de  Paris Ouest-La Défense, pp. 219-247.