Un pays peut en cacher un autre.
Les petits Espagnols
, série « Le Monde », éditions Piccoli

- Christine Rivalan Guégo
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Fig. 10. J.-P. Charbonnier, Famille de paysans
en Castille
, 1953

Fig. 11. Anonyme, Enfants jouant dans la cour,
années 1960

La face cachée de l’Espagne

 

Le portrait de l’Espagne ainsi brossé est passé au filtre de ces représentations culturelles et ne correspond aucunement à la photographie du pays dans les années 1960. Car le non-dit de cet album de l’Espagne de l’époque reste encore indicible [32]. Au lendemain de la guerre civile espagnole et dans les années 1950-1960, s’est affirmé un état dictatorial où l’éducation des enfants a été sévèrement encadrée. Par ailleurs, la situation générale de l’Espagne, connaissant la faim au lendemain de la guerre, ne pouvait s’accorder avec la promotion d’un pays où tout semble léger, chaleureux. Quelques images de l’Espagne de cette époque peuvent aider à comprendre l’abîme qui séparait alors une réalité saisie par quelques photographes et l’image que l’album véhicule. L’interrogation qui était celle de Jean-Philippe Charbonnier en 1953, devant la photographie d’une famille espagnole à la campagne (« Peut-on comprendre l’Espagne de Franco ? »), montre l’autre visage de l’Espagne, celui d’un pays où règne la misère (fig. 10) :

 

Habitué à la pauvreté, le paysan habitant du plateau central de l’Espagne s’accommode depuis des siècles d’un niveau de vie très bas. Père de trois enfants, cet ouvrier agricole gagne environ 3600 francs par mois et se nourrit surtout de pois chiches. Il fait chaque jour à pied 12 kilomètres pour se rendre à son travail et cultive à la main le blé dur que produit la terre des deux Castille. Seule sa fille aînée va à l’école. Les deux autres sont, malgré leur jeunesse, employées comme gardiennes de troupeaux [33].

 

On est loin de la vision idyllique de Pedro, « le petit laitier qui vend le bon lait de sa chevrette » ; on est loin de l’abondance de la table du goûter d’anniversaire avec ces gâteaux, fruits, orangeade et biscuits et bien loin encore du plaisir partagé des jeux, des repas et des danses. Les violences, réelles et symboliques, suggérées par les différentes photographies sont absentes de l’album qui déborde de bien-pensance et de bons sentiments avec des clients du petit laitier « heureux de lui acheter le bon lait de sa chevrette » ; des jours de fête qui « remplissent le cœur d’une sereine douceur » et où les enfants sont très obéissants. Il est vrai qu’à l’époque, l’édition pour la jeunesse ne se donnait pas comme objectif de la former aux dures réalités de l’existence en lui présentant des situations qui l’auraient fait sortir de ses lectures ouatées. Par ailleurs, l’évolution que connaissait l’Espagne du début des années soixante en matière de loisirs est totalement passée sous silence puisque déjà les courses de taureaux se voyaient concurrencées par un nouveau sport, le football (fig. 11). Le tourisme de masse qui commençait à déferler sur le pays contribuait à la promotion de la Costa Brava et c’est une autre image de l’Espagne qui se développait et qui allait reléguer au rang des objets de musée l’image traditionnelle forgée par la littérature et les arts en général.

Contribution aux « pays de papier », pour reprendre l’expression de David Martens et Anne Reverseau [34], le portrait de pays destiné à la jeunesse tel qu’il s’élabore dans la série « Le Monde » des éditions Piccoli s’avère plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Les intentions didactiques ne ressortissent guère à la rigueur scientifique mais davantage au souci de susciter l’intérêt, d’abord pour la lecture (après tout, lire c’est voyager immobile !), ensuite pour d’autres espaces où vivent d’autres enfants. Le folklore réducteur et stéréotypé véhiculé repose malgré tout sur un fond de vérité culturelle et l’exotisme forcé de la série s’explique, en partie, par cette intention.

A leur manière, ces albums participent de ce « véritable continent éditorial » étudié par David Martens pour les portraits phototextuels de pays, même si l’album pour la jeunesse a davantage recours à l’illustration traditionnelle dessinée. Des albums comme ceux de la série « Le Monde » mettent en évidence une demande de tous les âges et tous les publics pour cette connaissance d’autres lieux. L’édition se fait à son tour « instrument de mise en désir » [35] des lieux pour de jeunes, de très jeunes lecteurs et lectrices, appelés à devenir les futurs touristes qui arpenteront ces lieux lorsqu’ils seront adultes. L’ensemble des éléments évoqués dans cette étude – existence d’une série sur cette thématique ; titres de la série ; personnages ; représentations iconographiques ; dispositif narratif – conforte l’hypothèse de l’existence d’un genre littéraire et éditorial, particulièrement développé au tournant des années 1950-1960, et qui s’est décliné de plusieurs façons selon les lecteurs cible.

Les albums de la série « Le Monde » bénéficiaient d’une réception favorable parmi les maîtres et maîtresses d’école qui n’hésitaient pas à en faire des livres remis lors des distributions de prix en fin d’année. Il est tout aussi difficile d’apprécier leur contribution à la formation à l’altérité et à la connaissance des mondes par leurs jeunes lecteurs et lectrices que la part qui aura été la leur dans le maintien de représentations stéréotypées, anhistoriques de l’Espagne et d’autres pays de la série. D’une certaine façon ils anticipaient une forme de culture-monde où se façonnaient de jeunes lecteurs européens, voire même mondiaux, à la lecture de livres déclinés en différentes langues mais dont la forme et le contenu restaient identiques.

Bien des années plus tard, l’autrice de ces lignes et propriétaire de l’album, reçu à l’occasion d’une distribution des prix et conservé malgré quelques déménagements, se rappelle encore de l’étonnement et du sentiment qui avaient été les siens lorsque, peu de temps après en avoir tourné les pages, elle avait franchi la frontière entre la France et l’Espagne : le pays n’avait rien à voir avec ce que l’album lui avait montré ! Enfin, pas tout à fait, puisqu’elle en ramènerait dans ses bagages un éventail, des castagnettes et une poupée danseuse de flamenco.

 

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[32] Ce que Yann Henry évoque à propos du magazine Réalités : « Rien ne marque mieux la difficulté de montrer la face cachée du Franquisme – ou du Salazarisme – que la couverture photographique que donne le mensuel quand il envoie ses reporters en terre ibériques. Comme pour le Portugal de Salazar, les reportages de Boubat sur l’Espagne franquiste vont privilégier les aspects traditionnels, avec des images d’un pays beaucoup plus rural que citadin, celles qu’attendent les touristes, qui rendent compte d’un pays ancestral, loin de Madrid, et montrer "beaucoup moins des douleurs du moment" (Anne de Mondenard et Michel Guerrin), parce que le premier est plus facile d’accès, le plus photogénique de surcroît » (« Une vision borgne. L’Espagne du premier Franquisme à travers les photographies : La revue Réalités versus Francisco Ontañón », dans Vincent Marie, Nicole Lucas (dir.), Medias et mémoires à l’Ecole de la République : construction, instrumentalisation, pouvoirs, Editions Le Manuscrit, 2010, p. 17).
[33] Jean-Philippe Charbonnier, Danielle Hunebelle, « Peut-on comprendre l’Espagne de Franco ? », Réalités, novembre 1953, n° 94, pp. 74-75, dans Anne de Mondenard, Michel Guerrin, Réalités. Un mensuel français illustré (1946-1978), Paris, 2008, Actes Sud, pp. 139-140, cité par Yann Henry, « Une vision borgne. L’Espagne du premier Franquisme... », Ibid., pp. 47-78.
[34] David Martens, Anne Reverseau, Pays de papier. Les livres de voyage, préface de Xavier Canonne, Charleroi, Musée de la photographie, 2019.
[35] Jean-Didier Urbain, L’Envie du monde, Paris, Bréal, 2011, p. 16.