Un pays  peut en cacher un autre. 
        Les petits  Espagnols, série « Le Monde », éditions  Piccoli
        - Christine Rivalan Guégo
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Fig. 3. J. Colombini Monti et M. Pia, A Trip to Italy, 
Viaggio in Italia, Voyage en Italie, 1957 
  
  
Fig. 4. J. Colombini Monti et M. Pia, 
Les Petits Espagnols, 1957 
  
  
Fig. 5. J. Colombini Monti et M. Pia, Les Petits 
Espagnols, 1957 

Fig. 6. M. Pia Franzoni Tomba, 
Le Passage du laitier, 1957 

Fig. 7. M. Pia Franzoni Tomba, 
La Corrida, 1957 

Fig. 8. R. C. Petherick et K. J. Fricero, El mundo 
de los niños, 1917 
 
  
  
   La série « Le Monde »
    
   A ses  débuts, la série « Le Monde » regroupait 12 albums cartonnés petits  formats (in-8, 24x18 cm) et de moins d’une vingtaine de pages. Cette série,  imprimée en Italie faisait l’objet de diffusion en trois langues :  l’italien, l’anglais et le français (fig. 3). Par rapport aux pays évoqués dans les publications  du début de vingtième siècle (Espagne, Italie, Chine, Inde et l’Afrique,  continent traité comme un pays) il est à souligner la présence de pays des  Amériques (Etats-Unis, îles Hawaii) et de  l’Egypte, en l’absence même de référence explicite aux pays dans les titres.
   La  maquette affiche l’ambition de la série avec une colonne de drapeaux des  différents pays, nouveauté par rapport aux toutes premières éditions en italien (fig. 4). Les titres sont  déclinés de trois façons : soit en mettant en évidence les jeunes  habitants du pays [15] ;  soit en suggérant un moment passé dans le pays [16] ;  soit, enfin, en se limitant à mentionner le pays par synecdoque [17]. Loin  d’être anecdotique, ce choix conditionne le dispositif narratif avec des albums  qui se présentent comme des portraits de pays par l’intermédiaire des portraits  de leurs jeunes habitants et offrent des textes où un narrateur omniscient  assure un récit aux caractéristiques d’exposé de vérités générales, tandis que  lorsqu’il s’agit d’albums qui évoquent un séjour, ou un voyage, le dispositif  diégétique met en scène un « visiteur » tantôt explorateur, tantôt  touriste [18], dont on  nous livre les impressions. Par ailleurs, les portraits des habitants  conduisent à des albums diégétiquement statiques alors que, lorsqu’il s’agit de  tourisme, ou d’exploration, l’album présente une vision plus dynamique du pays, suggérant même dans le titre le déplacement spatial : Au travers de la France, Au  travers de la Suisse…
   Les couvertures reprennent des motifs, des images  de l’album, choisissant pour ce seuil décisif une composition qui ouvrira  immédiatement une fenêtre sur un exotisme attractif. Le couple de jeunes  espagnols, saisi dans l’élan d’une danse au croisement de l’Aragon et de  l’Andalousie, répond à cette exigence : mantille, castagnettes, pantalon  ajusté et veste courte sont les accessoires du rêve des jeunes lecteurs. Et  tant pis si le costume du danseur s’inspire de tenues mexicaines, et si la  danseuse semble danser le flamenco en chaussures de danseuse de jota ! Les  pages de garde qui précèdent la page de titre sont mises à profit pour un  catalogue visuel de la série à partir des  couples héros d’une sélection de volumes (6 sur les 12 que comptait alors la  série). La stylisation et la réduction au cliché du pays y sont encore  particulièrement à l’œuvre (fig. 5).
   Une fois  ouverts, les albums se présentent sous forme d’une alternance de pages de texte  et de pages d’images et s’organisent en une série de séquences brèves. Dans Les petits Espagnols, ce sont ainsi 5  épisodes qui sont relatés, certains en une double page (le passage du laitier ; Lolita et Chiquito  devisant de chaque côté de la fenêtre, fig. 6 ; la partie de pelote basque ;  la soirée de fête) et d’autres plus développés (la corrida ; l’anniversaire de  Lolita). Le rôle dévolu aux images est loin d’être secondaire et elles  apportent leur contribution à la lecture dans les termes mêmes qui ont été ceux  de Christophe Meunier dans son étude de l’album pour enfants comme produit culturel  géographique :
    
   Les  images d’un même album participent d’un mode narratif. Elles représentent, retranscrivent une réalité. Elles nourrissent un imaginaire. Très fortement  sémiotisées, elles ne proposent pas de  facto une lecture rapide et invitent plutôt l’enfant à y revenir, à s’y  aventurer ou à s’y perdre parfois [19].
    
   Ce qui est ainsi proposé aux lecteurs c’est  d’accompagner les personnages de la narration lors de leurs déplacements dans  un espace qu’ils découvrent à cette occasion [20], souvent  dans un laps de temps équivalent à une journée. Les personnages sont des  enfants qui se voient attribuer des prénoms, des diminutifs ou des surnoms  d’une originalité convenue : Lolita, Dolorès, Pedro, Juanito et Chiquito.  Leurs aventures sont des versions enfantines d’expériences d’adultes :  scène de séduction, soirée de fête, spectacle de corrida (fig. 7). Pour cette dernière, c’est la référence aux jeux de  taureaux des enfants qui est utilisée, mais dans les autres cas, c’est une  imitation en miniature des sociabilités adultes  qui est proposée, dans la droite ligne de ce qui se faisait depuis le début du  vingtième siècle en matière de représentations des enfants du monde. En  revanche, à la lecture, on est frappé par l’absence d’un lieu comme l’école, ni  représentée, ni mentionnée en quelque endroit. Tous les personnages revêtent  des vêtements folkloriques comme si était toujours  d’actualité  l’observation sur les caractéristiques des jeunes  Espagnols et Espagnoles de l’autrice Kate J. Fricero [21], qui signe en 1917 l’ouvrage El Mundo de los niños avec l’illustratrice Rosa C. Petherick [22] (fig. 8) : « Lo primero que  llama la atención del viajero en España, en lo relativo a los niños, es lo  pintoresco de los trajes que visten en algunas regiones » [23].
   L’espace représenté  est essentiellement domestique et intérieur avec des images de la cuisine et du  patio, sans aucune représentation de monuments ou de paysages d’Espagne. Cette  absence du patrimoine monumental n’est pas une caractéristique de la série  puisque d’autres albums mettent en valeur certains lieux du pays : la Tour  Eiffel pour la France, les canaux de Venise pour l’Italie, ou bien encore le  Sphinx et une pyramide pour l’Egypte. Dans Les  petits Espagnols, l’impression dégagée est celle d’un lieu atemporel,  anhistorique et surtout géographiquement condensé puisque la pratique de la  pelote basque se fait en présence de spectateurs en costumes andalous et que  l’album s’ouvre sur une scène de campagne asturienne et se clôt par une soirée  andalouse. La représentation accentue la couleur locale telle que formulée par  les voyageurs de la fin du dix-neuvième siècle lorsque s’est élaborée  l’espagnolade parmi les auteurs étrangers qui découvraient l’Espagne. Mais l’on  retrouve aussi un écho des lignes de Kate Fricero :
    
   Los españoles  son, cuando niños, muy aficionados a los juegos callejeros, y les gusta ver  militares y vestirse de soldados o marinos.
   (…) En los  campos, los niños trabajan desde tierna edad. Se ven siempre muchos pastorcitos  y pastorcitas, que guardan cabras u ovejas, y que se entretienen, mientras  llega la tarde, las mujercitas, en hacer calceta, siempre entonando alguna  canción, y los varones en tocar algún instrumento rústico [24].
    
   
    
    
 
   [15] Les Joyeux petits Chinois ; Les Petits  Hollandais ; Les Petits  Peaux-Rouges ; Les Petits  Espagnols.
[16] Voyage en Ecosse ; Vacances  aux Hawaï ; Vacances aux  Indes ; Aventure dans le  Désert ; Voyage en Italie.
[17] Au pays des glaces ; Au pays du  tam-tam.
[18] « Les  petits touristes ont quitté la place Saint-Marc » (Voyage en Italie, p. 7). « Robert est un petit  explorateur : il porte une longue-vue pour voir de loin et un appareil  photographique pour photographier les beaux paysages qu’il rencontre » (Vacances aux Hawaï).
[19] Christophe  Meunier, L’Espace dans les livres pour  enfants, PUR, 2016, p.20.
[20] Ceci  rejoint un autre commentaire de Christophe Meunier : « L’album est un  espace dans lequel les divers éléments de la narration sont mis en pages, sont  reliés les uns avec les autres à tel point que l’on peut considérer que dans  certains cas l’objet-livre est une narration à lui seul », Ibid., p. 25.
[21] Dès 1903, Kate Fricero collabore au St Nicolas de  Delagrave et illustre en 1905 un album de Mme Nervat, Bouboule et Berty.  Peu après, elle apparaît également dans Mon Journal. Vers 1920, elle  propose un Alphabet des petits Bretons, à nouveau chez Hachette. Avec  des histoires illustrées, c’est une  collaboratrice régulière de La Semaine de Suzette entre 1905 et  1915. Dès 1908, elle travaille avec des éditeurs  londoniens, comme Blackie & Son ou Ernest Nister, pour lesquels elle compose  des cartes postales.
[22] Rosa  Clementina Petherick (1871-1931).
[23] « Ce  qui retient immédiatement l’attention du voyageur en Espagne, pour ce qui est  des enfants, ce sont les costumes pittoresques qu’ils portent dans certaines  régions » (Kate J. Fricero et Rosa C. Petherick, « En España », El  mundo de los niños, Barcelona, Ramón Sopena, 1917).
[24] « Enfants,  les Espagnols sont très friands des jeux de rue et ils aiment assister aux  défilés militaires et s’habiller en soldats ou en marins. (…) Dans les  campagnes, les enfants travaillent depuis leur plus jeune âge. Il est fréquent  de rencontrer des petits bergers et des petites bergères, qui gardent des  chèvres ou des brebis et qui s’occupent en attendant le soir, les petites  filles en tricotant, toujours en chantonnant, et les petits garçons en jouant  de quelque instrument champêtre » ( « En España », El mundo de los niños, Barcelone, Ramón Sopena,  1917).