Un pays peut en cacher un autre.
Les petits Espagnols
, série « Le Monde », éditions Piccoli

- Christine Rivalan Guégo
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Fig. 9. Anonyme, Costumbres malangueñas.
Pelando la pava
, v. 1904

Le texte est également émaillé de mots espagnols (toril, espada, patio, olé, señorita) ou issus de l’espagnolade (toréador) constitutifs d’un vocabulaire typique de base et garants, ici, de la couleur locale. Il se fait également l’écho de supposées coutumes et traditions chez les jeunes filles espagnoles, insistant tout particulièrement sur les habitudes et les goûts de ces dernières. Ainsi Lolita se met-elle « deux fleurettes dans ses cheveux, comme les filles d’Espagne ont coutume de le faire », et le narrateur énonce sur un ton de vérité générale une tradition vestimentaire qui fait que « Toutes les femmes espagnoles portent de hauts peignes dans leurs cheveux, et des mantilles souples et légères encadrent leurs visages gracieux ». De même, il pointe pour ses jeunes lecteurs et lectrices ce qui relèverait d’une spécificité : « les belles jeunes filles espagnoles dansent sur la place du village, au son des guitares » ; et l’on apprend que « les jeunes filles d’Espagne aiment la belle musique », tout comme « Les enfants d’Espagne savent danser comme les grandes personnes ». En à peine vingt pages, le portrait de l’Espagne et de ses habitants est ainsi brossé, permettant une première affirmation : « L’Espagne est un pays hospitalier et les Espagnols sont des gens aimables », avant la conclusion définitive : « Voilà la terre d’Espagne : gaie et hospitalière, pleine de couleurs, de fleurs et de musique ». Malgré tout, Lola semble déroger à la règle générale des petites filles par sa passion pour les rencontres sportives. Enfin, en partie seulement, car loin d’être actrice des sports présentés, elle n’est que spectatrice, pour ne pas dire faire-valoir du torero ou du pelotari.

Dans ce portrait de l’Espagne, l’absence de toute référence géographique précise (nom de villes, de régions…) inscrit l’album dans un lieu indéfinissable où se superposent des espaces d’une autre nature, culturelle et, plus précisément, picturale. De façon générale, la série « Le Monde » récupère tout un ensemble de centres d’intérêts travaillés depuis de longues années dans le domaine de la création, puis de l’édition. Les choix de zones géographiques, davantage que de pays, se font l’écho d’une littérature antérieure qui a développé l’intérêt et la curiosité de précédents jeunes lecteurs, devenus parents à leur tour. Ainsi le choix de représenter l’Asie par la Chine s’inscrit parfaitement dans la continuité des nombreux ouvrages dont l’action se déroulait en Chine [25], sans oublier l’album de bande dessinée d’Hergé : Tintin et le lotus bleu [26].Les albums dédiés aux pôles nord et sud se situent dans le sillage des ouvrages qui, tout au long du XIXe et au début du XXe siècles, ont relaté les aventures des explorateurs, en insistant sur l’hostilité du milieu naturel [27]. Ce biais littéraire est particulièrement évident dans le traitement de l’espace nord-américain évoqué dans deux albums qui mettent en scène des peaux-rouges et des cow-boys. L’imaginaire ainsi convoqué s’alimente à la source des romans du XIXe de Fenimore Cooper ou Gabriel Ferry [28] pour les Indiens du Mexique, sans oublier Gustave Aimard dont les « romans couvrent l’ensemble du continent américain, de l’Argentine aux confins du Canada, avec des incursions françaises, mais l’essentiel demeure sa contribution au roman western » [29]. A peu près à la même époque Casterman publie Le petit cow-boy [30], un album qui plonge ses jeunes lecteurs et lectrices dans ce qui est devenu le nouvel espace d’aventures. Mais en faisant de Venise et de ses gondoles l’emblème de l’Italie, on voit combien la série italienne ne cherche pas à s’affranchir des stéréotypes, ce que confirment les albums qui suivront, consacrés à la France et à l’Egypte avec la référence à leurs monuments emblématiques. C’est l’indice du positionnement des différents acteurs (autrice, adaptatrice, illustratrice et éditeur) qui poursuivaient l’objectif d’un produit déclinable en trois langues et susceptible de toucher des zones linguistiques étendues. Pour ce faire, le recours aux représentations préexistantes dans le domaine de la littérature, mais aussi de la peinture, de la photographie et même du cinéma et de la carte postale, a été la base de l’élaboration de la série. Pour preuve, dans Les petits Espagnols, derrière certaines évocations on retrouve une représentation des coutumes figée par des peintres de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle, et même des peintres du Siècle d’or espagnol. La scène « de la reja » qui montre des fiancés séparés par une grille lors de leur rendez-vous, est reprise de tableaux, gravures et, plus tard, cartes postales qui représentent ce temps de séduction (fig. 9). Les scènes de combat avec le taureau sont aussi nourries du souvenir visuel de nombreux tableaux et gravures qui, de Goya à Manet et Zuloaga, ont représenté des temps forts de la corrida ou des scènes autour de la figure du torero. De la même façon, les scènes de danse en compagnie de musiciens restituent diverses représentations picturales ou photographiques du folklore hispanique davantage qu’espagnol. Ce qu’expriment texte et illustration, c’est la capacité à présenter un condensé du pays, d’une identité emblématique. En neutralisant toute dimension historique et en inscrivant le récit dans une intemporalité absolue, les autrices veulent communiquer ce qui, pour elles, serait l’essence du pays, mis à la portée de jeunes enfants :

 

Il s’agit, en définitive, de plonger le lecteur non seulement dans un ailleurs spatial, mais aussi temporel, quitte à prendre parfois les contours d’une neutralisation de l’historicité qui explique le caractère somme toute assez conservateur d’un pan considérable de cette production éditoriale, dans ses formes comme dans ce qu’elle choisit de montrer des territoires qu’elle présente [31].

 

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[25] Par exemple, Jules Verne, Les Tribulations d’un Chinois en Chine, 1879.
[26] Hergé, Le Lotus bleu, Casterman, 1935, publication en italien en 1966 chez Gandus Editori.
[27] Par exemple, Jules Verne, Un Hivernage dans les glaces, Petite Bibliothèque Blanche, « Hetzel », 1879-1914 ; Les Anglais du pôle nord, Bibliothèque d’éducation et récréation, Hetzel, 1890.
[28] Fenimore Cooper, Le dernier des Mohicans, Paris, Furne, Libraire Editeur, 1830. Gabriel Ferry, Costal l’Indien, Lecou, 1852.
[29] Tangi Villerbu, « Gustave Aimard (1818-1883) », dans Isabelle Nières-Chevrel, Jean Perrot, Claude Hubert-Ganiayre, Michel Manson (dir.), Dictionnaire du livre de jeunesse : la littérature d’enfance et de jeunesse en France, Paris, Electre-Editions du Cercle de la librairie, 2013, p.13.
[30] Gilbert Delahaye, Le petit cow-boy, ill. Liliane et Fred Francken, Casterman, 1962.
[31] D. Martens « Portraits phototextuels de pays. Jalons pour l’identification d’un genre méconnu », art. cit., p.19.