Ce faisant, ces choix éditoriaux viennent multiplier l’identité de l’auteur. Il devient personnage de son propre album, présent dans le récit et dans les images des doubles-pages. Les portraits retenus pour les pages de titre confortent également sa figure d’aventurier, familier des animaux sauvages, avec ces lézards qui courent sur sa main ou ces perroquets perchés sur son bras. Ils insistent aussi sur sa complicité avec les enfants héros de ces ouvrages, le figurant un enfant sur son dos ou placé au centre de sa famille. Le portrait de famille, avec sa femme Nadine et Olivier son fils, en préface ou en postface, le figurent également en personne privée, apportant des éléments sur sa sphère intime, ce dont le public, surtout adulte, est toujours friand.
Ces éléments, nom de l’auteur et multiples portraits photographiques, préface, postface de l’auteur, placés dans le paratexte des portraits de pays, induisent une interprétation de l’œuvre-même dès le seuil de l’ouvrage. Leur placement dans le paratexte n’a rien d’innocent ni de secondaire, bien au contraire.
Si le recours à des auteurs-voyageurs entre bien dans le cahier des charges des portraits de pays, tous cependant n’ont pas la même notoriété et leur nom n’évoque bien souvent rien auprès des lecteurs. C’est le cas de la collection « Connais-tu mon pays ? » publiée par les éditions Hatier. Il faut en effet effectuer quelques recherches pour identifier la majorité des auteurs [26] des photographies dont le nom ne figure qu’au verso de la seconde page de titre. Le nom de Colette Nast [27], autrice prolifique de littérature jeunesse, figure seul sur la couverture et fonctionne comme celui d’une marque.
Des cartes métonymiques
Une fois franchie la page de couverture, le lecteur entre progressivement en contact avec l’œuvre par les pages de garde. Si la collection « Enfants du monde » fait le choix de ne pas insérer de carte, « ce qui est tout de même gênant dans une collection axée sur la géographie humaine, surtout si l’ouvrage décrit un voyage » [28], les collections « Connais-tu mon pays ? » et « L’enfant et l’univers » accueillent de grandes cartes reproduites sur la double page (figs. 9 et 10).
Elles se répètent également en fin du livre comme pour enserrer la description du pays entre elles. Christophe Meunier attribue à cette place de la carte dans l’album une signification : « En début, elle constitue un programme d’évolution spatiale ; à la fin elle en devient la trace. Elle a contribué à plonger, durant l’instant de lecture, dans l’espace imaginé par l’album » [29].
Nous pouvons faire le constat que la présence de la carte sur le seuil de l’ouvrage poursuit l’introduction de la géographie et de l’histoire entamée en couverture de ces ouvrages, les inscrivant bien dans une logique documentaire. Ces cartes donnent en effet à lire autant qu’à voir, accueillant sur les continents, noms de villes, de fleuves, traces dessinées des constructions et activités humaines identifiables (châteaux, temples, golf, aéroport), mais également des personnages historiques ou mythiques (Poséidon, Zeus, guerrier spartiate, champ de bataille historique, monstre du Loch Ness) et de multiples figures d’animaux censément typiques du pays (chèvres en Grèce, saumon d’Ecosse, serpent et éléphants du Sri Lanka).
Toutefois, des éléments empruntés à l’univers géographiques imaginés (boussoles, roses des vents) viennent rapidement croiser des éléments tirés d’une géographie imaginaire (soleil et lune très souriants). La collection « L’enfant et l’univers » accueille même la locution verbale inhérente au genre des contes « Il était une fois ». Le lecteur est invité à voyager depuis sa chambre avec ces multiples bateaux qui peuplent les espaces maritimes, du trois mâts toutes voiles dehors au bateau de croisière laissant échapper de la fumée.
Ces cartes foisonnantes qui accueillent le jeune lecteur au seuil de l’ouvrage convertissent le réel en imaginaire, créent un monde à portée d’enfant, conforme aux attentes et stéréotypes liées au pays une nouvelle fois, tout en inscrivant le récit qui va suivre dans un monde géographique et historique référentiel et en accréditant la posture de documentaire des ouvrages.
L’étude du péritexte de ces collections de portraits de pays montre bien qu’il « n’a pas pour principal enjeu de faire joli autour du texte » [30], comme l’écrit Genette. Il fonctionne comme un trop-plein de l’œuvre elle-même, offre une vitrine de ce que le lecteur va trouver à mesure qu’il tourne les pages, à savoir des éléments géographiques, historiques, architecturaux et sociaux, à la fois aisément identifiables et suffisamment différents de la vie du jeune lecteur pour retenir l’attention de ce dernier. Mais pas seulement. Si ces péritextes semblent conforter la place de ces portraits de pays au sein des rayonnages réservés aux documentaires, de nombreux motifs propres à la littérature d’enfance viennent toutefois atténuer ce caractère didactique qui les font ressembler à des manuels scolaires et affirmer que l’ouvrage oscillera entre fiction et non fiction, entre enseignement et divertissement.
S’agissant d’ouvrages phototextuels, ces paratextes ne sont pas littéraires mais bien imprégnés de la présence de cette image photographique. Ils mettent la lumière sur sa fonction qui n’est pas d’orner, de décorer, mais de jouer un rôle évident dans la démarche contenue dans l’ouvrage. Avec la photographie d’un enfant-personnage d’un album sur le seuil de l’ouvrage, le jeune lecteur sait qu’il va être pris par la main par un enfant de son âge, bien réel, auquel il pourra s’identifier et qui va le guider dans la découverte d’un espace et d’une population. Il est invité à pénétrer à sa suite pour rencontrer d’autres visages qui ajoutés les uns aux autres en formeront un seul, celui du pays portraituré. Lorsque ce portrait est doublé par celui d’un auteur, ce dernier offre à l’ouvrage un supplément d’authenticité et une caution professionnelle.
Placée aux limites de l’ouvrage, la photographie à partir des années 1950 n’est donc pas simple illustration dans les ouvrages pour la jeunesse mais revendique son rôle de passe muraille qui invite le jeune lecteur à franchir une frontière entre le champ et le hors-champ, entre l’ici et l’ailleurs.
[26] Les photographes de la série signent souvent les images de plusieurs ouvrages. Oskar Van Halphen, photographe néerlandais célèbre pour sa photographie documentaire signe A Paris avec Catherine et En Espagne avec José. Celles de En Grèce avec Périclès, En Ecosse avec Donald, En Hollande avec Hans, En Italie avec Giovanni sont signées Lex Von der Pol. Certains ouvrages sont illustrés avec des photographies d’auteurs multiples comme En Suisse avec Peter : photographies prises par Albert Revel et Jean Charpié, et Lex van der Pol notamment.
[27] Colette Nast est aussi l’autrice de poèmes pour enfants Bras dessus-Bras dessous (1957) et de nombreux romans dont Le Secret de Karine (1954), Cendrine petite maman (1956), Le Tuteur de Caracas (1960).
[28] Isabelle Jan, « Les enfants d’Europe », Bulletin d’analyse des livres pour enfants, n° 13, 1968.
[29] Christophe Meunier, Quand les albums parlent d’Espace. Espaces et spatialités dans les albums pour enfants. Thèse de doctorat, Géographie. Ecole normale supérieure de Lyon - ENS LYON, 2014, p. 210.
[30] Gérard Genette, Seuils, Op. cit., p. 411.