Sur le seuil des collections phototextuelles
de portraits de pays pour la jeunesse

- Laurence Le Guen
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Fig. 6. Catalogue de la collection « L’Enfant et
l’univers », 1973

Fig. 7. Ch. Zuber, Le Petit Prince de
Ceylan
, 1973

Fig. 8. Ch. Zuber, Le Petit Prince des îles
Seychelles
, 1968

Une conception graphique inégale

 

Si les trois collections accordent une large place à la photographie en couverture, la conception graphique de ces dernières est largement différente.

Les couvertures de la collection « Enfants du monde » sont presque toutes l’œuvre du maquettiste Pierre Pothier, dont le nom figure également sur la page de titre. Il opte pour le détourage d’une photographie en noir et blanc, qu’il installe sur un fonds de couleur vive et qu’il complète par l’insertion de motifs géométriques, aplats de couleur, lignes qui mettent en avant le personnage en couverture. Cette réflexion autour de la mise en page se déploiera tout au long des pages des albums et assurera en grande partie le succès de cette collection.

Si la couverture de la collection « Connais-tu mon pays ? », avec ce large bandeau noir sous la photographie en couleur, constitue une marque de reconnaissance visuelle évidente, détermine l’identité graphique de la collection, elle est beaucoup moins stylisée et originale, préfigurant une mise en page beaucoup plus académique. Le Bulletin d’analyse des livres pour enfants déplore même :

 

Les photos en couleurs sont de mauvaise qualité et rappellent fâcheusement les dépliants publicitaires des stations de vacances. En outre elles ne sont pas légendées et le texte ne permet généralement pas aux adultes de deviner ce qu’elles représentent ; qu’en sera-t-il de l’enfant ? [15]

 

L’atout symbolique des véritables voyageurs

 

D. Martens fait le constat, à propos des « portraits de pays » pour adultes, que les éditeurs de ces ouvrages sollicitent régulièrement des journalistes, des savants, des géographes ou des voyageurs. En effet, « Ceux qui ont voyagé et séjourné dans les lieux qu’ils dépeignent » fournissent selon lui un « atout symbolique » [16].

Les éditeurs de collections pour la jeunesse ne sont pas en reste et il semblerait que le nom de l’auteur en couverture ait bien souvent une fonction contractuelle... La collection « Enfants du monde » et sa vingtaine de titres publiés entre 1953 et 1975 chez Nathan, est en effet d’abord issue de la collaboration entre Francis Mazière et Dominique Darbois, avant que cette dernière ne les réalise seule. Leurs noms sur la couverture sont dès le début de l’aventure un gage de voyage et de découverte dans les années 1950, puisque tous deux sont ethnologues et d’authentiques explorateurs, membres de la Société des explorateurs français. Leurs noms sur les couvertures des albums qu’ils réalisent donnent d’emblée une caution scientifique à leurs ouvrages, offrent une garantie d’exactitude et de sérieux documentaire à la fois pour les enfants, mais surtout pour les parents prescripteurs. Le récit de leurs aventures fait également l’objet de publications pour adultes dont le succès contribue peut-être à assurer celui des livres pour enfants. Parana le petit indien, premier ouvragede la collection, estpublié en 1953 alors que le film de leur expédition en Guyane obtient le Prix Louis Liotard [17]. Deux ouvrages pour adultes, Indiens d’Amazonie (1953) et Expédition Tumuc-Humac (1954) sont également tirés de cette expédition [18].

Les quarante-huit titres de la collection « L’enfant et l’univers » publiée par les éditions G.P. [19] est signée d’une « équipe d’explorateurs dynamiques » [20] indique le catalogue, parmi lesquels Marcel Isy-Schwart, Yves et Danielle Mahuzier et le photographe-reporter-cinéaste Christian Zuber (fig. 6).

Ce dernier signe six albums, dont Le petit prince des îles Seychelles [21], Le petit prince de Ceylan, Le petit prince des Galapagos, La petite princesse de l’ile de Pâques [22]. Son nom est associé à l’émission de télévision française Caméra au poing, consacrée à la défense de la nature et des animaux diffusée quotidiennement sur la 2e chaîne de l’ORTF puis sur Antenne 2 et TF1. Il intervient à la télévision dans plusieurs magazines dont Le Magazine des explorateurs de Pierre Sabbagh et est fréquemment l’invité des plateaux de télévision et des chaînes de radio [23]. Imprimé en lettres capitales, et parfois en rouge, sur la couverture, son nom est déjà pour les lecteurs un gage d’aventure, de voyage et de vulgarisation scientifique. Si Christian Zuber est un familier des soirées familiales, la maison d’édition G.P. habille pourtant la couverture d’une bande, portant la mention « Par Christian Zuber qui présente à la Télévision l’émission Caméra au poing », complétée de son portrait photographique dont le cadre reproduit celui d’un écran de télévision. Ce bandeau, première vitrine du contenu de l’ouvrage, renforce donc le lien avec l’émission, s’il en était besoin, double la couverture, transforme le nom de l’auteur en « marque », informant les lecteurs de ce qu’ils vont trouver dès qu’ils auront franchi toutes les étapes du seuil (fig. 7).

En effet, cette attache avec le programme télévisuel est répétée, comme si le lecteur était frappé d’amnésie, dans les pages de garde et en page de titre. Elles comportent aussi la liste des ouvrages de l’auteur, dans la même collection chez d’autres éditeurs, ses ouvrages à paraître ou en préparation.

La page de titre est également sollicitée, avec l’insertion d’une préface auctoriale (celle de l’auteur) ou actoriale (celle du personnage), ou d’une postface, complétée par un portrait de l’auteur en compagnie de sa famille, ou de son personnage et toujours d’un animal. Dans La petite princesse de l’île de Pâques, on peut lire « Christian, que vous voyez sur la photo, c’est mon meilleur ami. Avec l’équipe de "Caméra au poing", il est venu filmer mon île » [24]. Dans Le petit Prince des Seychelles, c’est Christian Zuber lui-même qui prend la plume, associant sa femme à cette publication :

 

Cet album est le premier d’une série que nous destinons aux enfants. Pour ce voyage aux îles Seychelles, nous avons eu la chance de rencontrer Hugo qui a partagé notre vie pendant soixante-cinq jours. Les conditions furent souvent difficiles, mais grâce à Hugo que nous regardions vivre émerveillés, la réalisation de cet album a été pour nous la plus belle expérience de cette expédition dans l’océan indien. (fig. 8)

 

Bande, couverture, page de garde, page de titre, préface, rien d’innocent dans cette redondance de la présence de l’auteur. « Plus un auteur est connu, plus son nom s’étale » [25] analyse G. Genette. S’il s’agit de dire comment le livre a été fait, quelle est sa genèse, et d’apporter une caution scientifique, les traces de l’œuvre télévisuelles au seuil de l’ouvrage doivent séduire le lecteur et garantir le succès des ventes.

 

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[15] Isabelle Jan, « Les enfants d’Europe », art. cit., p. 6.
[16] David Martens, « Qu’est-ce que le portrait de pays ? Esquisse de physionomie d’un genre mineur », art. cit., p. 250.
[17] Dominique Darbois et Francis Mazière sont membres de la Société des explorateurs français. Affilié au Club des explorateurs, le groupe Liotard, fondé en 1945, réunit les nouveaux et jeunes explorateurs qui gravitent autour du musée de l’Homme. Il prend le nom de « Liotard » en souvenir du géologue assassiné lors d’un séjour au Tibet oriental. Avec le cameraman Wladimir Ivanov, ils s’associent pour monter une expédition en Amazonie, avec le triple but de se lancer à la recherche de Raymond Maufrais, l’explorateur disparu, d’étudier les Indiens d’Amazonie ensuite, mais également de revendiquer une présence française dans cette contrée Ce prix récompense une expédition valorisant l’esprit d’exploration et d’étude, et plus spécifiquement « le voyage où s’allient le risque et la recherche scientifique ». Visiter le site du Prix Liotard (en ligne. Consulté le 30 juillet 2022).
[18] Expédition Tumuc Humac, Paris, Robert Laffont, Indiens d’Amazonie, Paris, Del Duca, 1953.
[19] Générale de Publicité crée en 1945, la maison rejoint les Presses de la cité en 1961 et devient G.P Rouge et Or.
[20] Marcel Isy-Schwart signe les portraits de pays pour enfants Oukanou le petit Calédonien (1971) et Yambo le petit Congolais (1972). Il est le fondateur des conférences « Connaissance du monde » et également réalisateur, photographe, écrivain et membre de la Société des Explorateurs Français. Il est l’auteur des ouvrages pour adultes Congo Safari (1974) et Brésil Paradis de l’aventure (1977). Yves et Danielle Mahuzier, auteurs de Hideko la petite japonaise, sont eux aussi voyageurs et réalisateurs de documentaires de la collection « Connaissance du monde ». Ensemble ils publient de nombreux ouvrages consacrés à la découverte du Japon, dont Le Japon que j’aime (Solar2000).
[21] Christian Zuber et Nadine Zuber Le petit prince des iles Seychelles, « L’enfant et l’univers », Paris, G.P. Rouge et Or, 1968.
[22] Le petit prince de Ceylan, « L’enfant et l’univers », Paris, G.P. Rouge et Or, 1973, Le petit prince des Galapagos, « L’enfant et l’univers », Paris, G.P. Rouge et Or, 1975, La petite princesse de l’ile de Pâques, « L’enfant et l’univers », Paris, G.P. Rouge et Or, 1980.
[23] Sur RTL au côté d’Anne-Marie Peysson pour organiser des concours où des classes de collège gagnent des voyages au Kenya et aux Galapagos.
[24] Christian Zuber, La petite princesse de l’île de Pâques, « L’enfant et l’univers », Paris, G.P. Rouge et Or, 1980, n.p.
[25] Gérard Genette, Seuils, Op. cit., p. 42.