Sur le seuil des collections phototextuelles
de portraits de pays pour la jeunesse

- Laurence Le Guen
- Alexa Craïs
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Fig. 2. D. Darbois, Natacha la petite
Russe
, 1957

Fig. 3. C. Mercier-Nast, L. van der Pol,
En Grèce avec Périclès, 1960

Fig. 4. C. Mercier-Nast, L. van der Pol,
Au Japon avec Harumi, 1965

Fig. 5. D. Darbois, Noriko la petite
Japonaise
, 1961

La maison d’édition Nathan use parfois d’une typographie censément caractéristique du pays présenté, ajoutant ainsi une touche iconique, à la fois stimuli visuel destiné à mobiliser la mémoire du lecteur et invitation à découvrir ce qui est différent de sa culture (fig. 2).

Les enfants qui figurent sur les couvertures de ces trois collections sont généralement souriants ce qui les rend immédiatement sympathiques aux yeux des lecteurs qu’ils semblent fixer. Isabelle Jan constate dans le Bulletin d’analyse des livres pour enfants :

 

La sympathie naît de l’image car les enfants sont généralement très bien choisis et laissent dans le souvenir leurs visages joyeux ou émouvants, presque toujours idéalement beaux. Ceci est évidemment capital lorsqu’il s’agit d’enfants de races différentes car on ne peut s’empêcher de considérer avec tendresse les traits du petit Africain, du petit Egyptien, de la petite Japonaise [11].

 

Un rapport de proximité immédiate se noue même avec les personnages présents sur les couvertures de la collection « Enfants du monde », avec ces portraits d’enfants en noir et blanc, détourés, collés sur un fonds vierge, vide de tout autre élément susceptible de détourner l’attention du regardeur. L’effet du détourage est renforcé par l’utilisation du regard-caméra. Le lecteur est en effet confronté à un autre regard, qui attire puis capte son attention. Les gros plans sont également utilisés pour accentuer le contact des yeux, un élément visuel fort. Le lecteur est l’objet de ce que fixe le personnage et est donc invité à entrer physiquement en contact avec lui. Quelques ouvrages de la collection « Connais-tu mon pays ? » dérogent à cette règle avec la photographie d’un enfant de profil, voire de dos, et le lecteur semble plutôt invité à regarder ce que cet enfant fixe, le décor, un animal, un autre personnage.

Il faut noter que le personnage présenté sur chacune des couvertures de ces collections a sensiblement le même âge que le jeune lecteur, comme si ces ouvrages confrontaient le petit lecteur à une sorte de double de lui-même transplanté en terre étrangère, et censé lui permettre de s’imaginer de façon aussi concrète que possible, à travers une relation reposant sur un principe d’intimité, les lieux et les modes de vie qui lui sont présentés. Ce jeu subtil entre le spécifique et le similaire permet d’établir que les enfants du monde sont assez différents les uns des autres pour susciter la curiosité envers eux tous, et assez semblables cependant pour que l’enfant lecteur se trouve de plain-pied avec chacun d’entre eux.

Ces portraits photographiques et ces noms, placés dès le seuil de l’ouvrage, donnent à ces enfants le statut immédiat de personnages de ces livres. Natacha, Périclès, Kai Ming existent désormais, par la co-présence de la photographie, qui montre qu’ils ont réellement existé, et de leurs noms, qui donnent du sens à ces portraits. Nul besoin pour le lecteur d’imaginer l’allure des héros de ses livres. Leur figuration est nette et le spectateur n’a plus aucune liberté d’imagination quant à l’aspect physique de celui ou celle qu’il va suivre au fil des pages et qui va le guider dans la découverte d’un territoire. L’image photographique, référentielle, donne plus de détails à voir que ne le ferait un illustrateur ou ne l’écrirait un romancier : on voit le grain de sa peau, la couleur de ses yeux, l’alignement de ses dents (fig. 3).

Le portrait, qu’il s’agisse d’un visage ou d’un corps tout entier, est régulièrement complété par un ou plusieurs animaux ou objets typiques du pays, un décor caractéristique, et parfois même un costume traditionnel. Les jeunes Grecs sont photographiés devant des ruines, la jeune Harumi devant un jardin japonais, le jeune Hollandais Hans à bord d’une péniche… Sur les couvertures de la collection « L’Enfant et l’univers » [12], l’accent est plutôt mis sur le patrimoine naturel avec cette présence d’un animal emblématique du pays, tortue pour les Seychelles, éléphanteau pour Ceylan, choisi pour être quasi de la même taille que celle de l’enfant.

Le pays dont il est question est donc portraituré à travers celui d’un enfant du pays, porteur de ses caractéristiques nationales et gardien de son patrimoine matériel, immatériel et naturel.

Ces collections proposent donc de peindre le portrait d’un pays en passant par celui d’un enfant, unique élément de ce pays pour désigner le tout, malgré la diversité des habitants qui le composent. Ce visage ou ce corps de l’enfant et ce qu’il promet d’intimité devient la métaphore du pays lui-même, unifie ses diversités, compose le portrait de ce qu’il est en « vérité », incarne « l’âme d’un lieu ou d’un peuple » [13] et l’adjectif hypocoristique « petit » ne pointe donc pas un citoyen mineur de ce pays ; au contraire, Noriko, Natacha, Périclès sont respectivement l’avenir du Japon, de l’Union Soviétique et de la Grèce.

 

Un pittoresque qui fige

 

Si ces ouvrages sont conçus comme une « rencontre passionnante avec les enfants du monde » et « veulent offrir aux jeunes lecteurs de partager la vie quotidienne de leurs amis des autres continents » [14] comme le promet le catalogue de la collection « L’enfant et l’univers », il faut constater que ces « amis » sont toujours imaginés et figurés depuis un ensemble de références culturelles plus ou moins stéréotypées. L’imagerie utilisée sur ces couvertures, costumes traditionnels, accessoires typiques, monuments historiques, décors et architectures aisément identifiables, fige bien souvent le pays présenté dans une représentation stéréotypée qui semble constituer son identité : les jeunes Hollandaises portent des sabots, les jeunes Américains manient le lasso et les jeunes Japonaises, qu’il s’agisse de la collection « Connais-tu mon pays ? » ou « Enfants du monde », se promènent en kimono (figs. 4 et 5).

Si ces éléments présentés comme typiques sont un moyen de reconnaissance et sont inhérents au genre du portrait, cette recherche de l’exotique vient finalement renforcer les stéréotypes déjà présents dans l’imaginaire des lecteurs, qu’ils soient réels ou non. Ainsi placés en couverture, ces stéréotypes contribuent même à « fossiliser » des représentations culturelles étrangement idylliques qui semblent suspendre le temps, voire maintenir le pays portraituré dans une histoire passée. Il y a pourtant un décalage entre les représentations « traditionnelles » et la réalité de l’expérience contemporaine de l’Autre. Mais le cliché est probablement le prix à payer pour la clarté du message et l’universalité des valeurs prônées.

 

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[11] Isabelle Jan, « Les enfants d’Europe », Bulletin d’analyse des livres pour enfants, n° 13, 1968.
[12] Le catalogue de la collection supportée par le WWF précise au sujet du Petit prince de Ceylan que « Christian Zuber attire encore une fois notre attention sur la disparition des espèces ».
[13] David Martens, « Portraits phototextuels de pays. Jalons pour l’identification d’un genre méconnu », art. cit., p. 18.
[14] Catalogue de la collection « L’Enfant et l’univers », éditions G.P. Rouge et Or, 1973.