Doute et ambiguïté de l’image
Philippe Ragel : Pour conclure cet entretien, je voudrais aborder la question de l’ambiguïté et du doute où nous plongent vos images, lesquels ne sont pas sans participer de cette impression généralisée de stase que procure un film comme Hono… Ce film cultive en effet un certain sens de l’ambiguïté et de l’indécision, voire de l’idiotie au sens shakespearien (l’histoire humaine qui ne serait qu’un conte raconté par un idiot…) : la temporalité du récit demeure ici flottante, la quotidienneté le dispute à l’idéalité, comme l’activité à la passivité, les dialogues ne semblent ni complètement improvisés, ni totalement reproduits, l’acteur paraît se confondre avec le personnage qu’il joue, pris, comme chez Cervantès d’ailleurs, dans le récit de ses propres aventures. Par ailleurs, on assiste souvent à des effets de glissement narratif où le point de vue intérieur du personnage le cède, par le jeu du montage, au temps extérieur du récit. C’est ce moment, au tout début du film par exemple, où le Quichotte dit à Sancho de regarder le soleil, chose qu’il refuse de faire. Le Quichotte insiste et vous montez alors un plan du soleil que l’on imagine être un plan subjectif du Quichotte regardant le soleil. Dans le plan qui suit immédiatement, on les voit pourtant tous les deux entrer dans le champ, neutralisant ainsi l’effet de subjectivité et faisant de cette vue du soleil un plan à la frontière de la subjectivité et de l’objectivité, comme si vous repreniez la main, comme si le cinéaste reprenait soudain ses droits sur les personnages et leur demandait impérieusement d’avancer ! Bref, dans Honor…, nous ne sommes jamais sûrs de rien, toujours nous hésitons, car les frontières historiques, narratives et énonciatives semblent très poreuses. Avec cette perméabilité permanente qui finit par nous maintenir dans une espèce de no man’s land narratif et énonciatif, recherchiez-vous un régime poétique particulier ?
Albert Serra : Non, c’est simplement que, si on utilise les images, il faut aller jusqu’au bout de la potentialité des images. Et l’une de ces potentialités, c’est justement cette ambiguïté. Chez les êtres humains, cette ambiguïté est très très forte et très très riche. Imaginez que vous deviez raconter tout ce que venez de raconter à propos du film à une amie avec des mots. C’est très difficile à décrire car c’est d’une grande complexité, notamment en termes de nuances puisque cela se passe dans les yeux, dans le cerveau, dans la perception des images et pas dans celle des contenus articulés. La puissance de cela est tellement forte… C’est là où le langage écrit ne peut pas aboutir. Pour décrire ça, tous ces mouvements qui se passent dans la tête, toute la complexité de ce qu’on voit et que même un spectateur moyen pas très brillant peut percevoir, même les plus doués comme Stendhal ou Saint-Simon n’y arriveraient pas. Et ça, c’est la puissance de l’image. Et du montage aussi, qui peut encore plus complexifier, manipuler cette complexité d’une façon consciente mais encore une fois sans réduire cette potentialité et cette ambiguïté inhérente à la contiguïté des images. Une image en soi est déjà d’une telle richesse d’ambiguïté. Imagine si tu en mets trois ou quatre à la suite l’une de l’autre, cette ambiguïté devient alors vertigineuse… Et c’est en montant le film comme je l’ai fait que j’ai appris cela, où se trouvaient ces potentialités. Si je n’avais pas monté le film de cette manière, je n’aurais jamais découvert toutes ces choses. J’ai parlé plusieurs fois avec des réalisateurs qui ne savaient absolument rien de ce métier. Ce sont des gens qui ne comprennent rien parce qu’ils n’ont jamais monté un film. Pour eux, faire du cinéma c’est faire un tournage, répéter des scènes d’un scénario écrit et pensé par une autre personne et après aller simplement au montage et choisir la meilleure prise. C’est tout, c’est fini. Ce sont des gens qui ne comprennent rien. Mais rien, ça veut dire RIEN. Ce ne sont pas des personnes, même pas des citoyens parce qu’un citoyen, lui, au moins, donne sa contribution à la société.
Pour revenir à cette question des potentialités du montage, je dois dire que j’ai été chanceux. Dans cette façon de travailler très ludique que m’a permis de développer le numérique, les rushes que l’on obtient ne permettent pas de construire une fiction évidente avec un début et une fin parce qu’on ne voit pas les contenus. Pour Honor de la cavaleria par exemple, j’avais les rushes où figuraient des images que l’on aimait beaucoup par intuition, mais on ne savait pas quoi en faire car on n’avait aucune expérience et on manquait d’audace. J’ai alors donné les rushes à un monteur professionnel qui les a regardés et a fini par nous proposer quelque chose. Mais c’était horrible, parce qu’il avait mauvais goût, ne comprenait pas le sens et la profondeur des images, sauf pour la première scène que j’ai gardée telle quelle et qui nous a servi de modèle pour tout le montage du film que j’ai entièrement repris avec une amie. Mais c’était un hasard total. C’était à cause de ce type, de la manière dont on avait tourné. Et c’est tout ce développement qui m’a permis de comprendre dans le montage, par l’analyse presque scientifique des images, où est le cœur de l’image, la puissance, le pourquoi de l’image. Et même il y avait des images qui restaient mystérieuses. Par exemple, la scène dont tu parlais tout à l’heure, quand des cavaliers arrivent à la nuit et emportent le Quichotte sans raison. Au départ, on avait monté le plan mais personne n’aimait ce plan. Et on ne savait pas pourquoi. Moi je disais que c’était le chapeau du Quichotte, d’autres que c’étaient les montagnes, le son des chevaux. Ne trouvant pas ce qui n’allait pas, je l’ai passé, comme cela, sans intention particulière, en nuit américaine. Et là, tout à coup, sans savoir pourquoi, ça a marché. Pour dire que, même si tu n’aimes pas l’image mais que tu sais que tu ne l’aimes pas, que tu en es complètement certain sans en connaître pour autant la cause, alors ça peut déboucher sur quelque chose, car tu te confrontes à cette vérité, chose inconcevable pour les réalisateurs dont je parlais tout à l’heure car ils ne se confrontent à aucune image. Déjà ils ne sont jamais certains de ce qu’ils aiment ou n’aiment pas. Mais à imaginer qu’ils puissent en être certains, ne pas en connaître les raisons, pour eux c’est vraiment inconcevable. Alors que pour nous c’est habituel, comme encore aujourd’hui où je monte les images assez étranges de ce film que je viens de faire sur Sade [Liberté], où il y a pas mal d’images de sexe explicites, ce qui était pour moi assez difficile. Eh bien, je ne comprends rien à ce que je vois. Vraiment, dans ce film, on est à la limite de comprendre ce qu’on a voulu faire, pourquoi, quel est le but, et qu’est-ce qu’il y a dans les images. On a commencé à analyser les quatre premiers jours de tournage, qui sont normalement les plus difficiles parce que je ne fais jamais d’essais avec les acteurs alors… (il souffle). Eh bien, vraiment, on ne comprend rien. C’est-à-dire, on sent plein de choses mais on ne sent pas quelle est la centralité de ces images, où est le contenu, ce qu’elles disent, qu’est-ce qu’il faut regarder, où est le dieu de ces images. Accepter ce côté obscur des images et les mettre dans un film narratif avec la foi qu’à la fin il en sorte quelque chose, c’est vraiment avoir la foi dans les images. La foi que dans les images que tu as construites, il y a cette vérité d’un monde inédit, que ces images inédites sont plus puissantes que les images normales. Et c’est la raison du cinéma, sinon on se contente des images du téléphone portable…