Le présent du passé
Philippe Ragel : Puisqu’on parle de Cervantès, il y a aussi quelque chose d’assez étonnant dans votre film, c’est la manière dont vous rendez présent le passé, tout le contraire des films en costumes qui, peut-être trop obsédés par ce réalisme de la reconstitution, le rendent, eux, plus mort que présent. Cette puissance de présentification du passé passe d’abord, je pense, par le traitement du son, notamment le son de l’armure du Quichotte. Nullement besoin ici de scènes de batailles, de cavaliers, de chevaux ou de hallebardes. Seulement une amure d’époque, et sa qualité sonore si singulière qui nous transporte et nous connecte immédiatement au présent de ce passé.
Albert Serra : Mais ce sont là encore des hasards. On l’a compris pendant le tournage parce qu’on ne savait pas que l’armure pouvait faire ce son si particulier. On s’est dit « c’est génial » parce que ce son, on le comprend tout de suite. C’était tellement évident. Ca donnait toute une atmosphère historique ou d’époque, comme tu disais, beaucoup plus forte que des images de reconstitution que tu créerais et qui sont, en plus, risquées parce que les costumes doivent y être parfaits, tout doit y être parfait. Là, que le son soit parfait est une chose assez simple à obtenir puisque c’est le claquement métallique d’une vraie armure de l’époque du récit.
Philippe Ragel : L’autre élément que je voulais évoquer et qui participe de cette manière de présentifier le passé comme peu de cinéastes l’avaient réussi jusqu’alors sinon le Rossellini des Onze fioretti de St-François d’Assise, c’est la langue. Plus particulièrement l’usage très singulier et inattendu du catalan pour remettre au goût du jour un texte dont le castillan est à la langue et la littérature espagnole ce que La Divine comédie de Dante a été à la langue et la littérature italiennes. Le choix du catalan, anti-quichottesque s’il en est, et parce qu’il reste encore incompréhensible ou presque à tout Européen aujourd’hui, n’est pas sans renforcer lui aussi, me semble-t-il, cette impression de présent du passé. Comme si les personnages parlaient une langue oubliée, d’un ancien âge, archaïque mais authentique et vraie, vestige d’un passé linguistiquement ressuscité. Ainsi, il y a quelque chose de l’archaïsme de ce récit écrit il y a 400 ans qui imposa définitivement le castillan comme langue nationale, qui passe, paradoxalement, par l’utilisation sacrilège du catalan.
Albert Serra : Oui, bien sûr ! Parce que le catalan fait plus penser à une langue provençale. C’est une langue qui donne ici un côté historique plus profond et plus fort que l’espagnol. Parce que l’espagnol de la langue de Cervantès est le même que celui que l’on parle aujourd’hui, même si sur le plan linguistique et littéraire Cervantès est un créateur de forme inégalé. Si les puristes ont vu dans l’utilisation du catalan un sacrilège, moi je n’y ai donc vu que du bénéfice. Après, il y avait une autre raison, pratique, liée aux acteurs qui ne parlaient pas extrêmement bien le castillan.
Philippe Ragel : Si vous aviez donné le choix aux acteurs, ils auraient préféré de toute façon faire le film en catalan, non ?
Albert Serra : Probablement, parce que la troisième raison que je voulais évoquer renvoie au fait que c’est un film sur les entre-chapitres. C’est l’idée de dépouiller le livre de la langue. C’est vraiment de faire un film avec des images. Ce choix de montrer le personnage entre les chapitres, de montrer ce que ne raconte pas le livre de Cervantès, ce qui se passe entre la fin d’un chapitre et le début du suivant, cet intervalle vide de langage, ces fils blancs que je nourris de mes imaginations, pourquoi ne pas le faire dans ma propre langue plutôt que le faire en castillan qui aurait été plus cliché ? Je ne sais pas mais si le film « marche » comme cela, c’est peut-être parce qu’il a ainsi une consistance tellement forte par rapport à d’autres films une fois finis, qu’on ne l’oublie pas.
De plus, si tu veux être fidèle à Cervantès, il faut être très fidèle au texte original. Et ce sera toujours nul car cela ne peut se faire qu’avec des acteurs professionnels. La beauté de la langue est tellement forte, la qualité du livre est tellement basée sur la puissance et la beauté de la langue que tout ce que tu peux rajouter à côté n’en sera que plus diminué et par conséquent d’une très grande banalité. Si tu regardes toutes les adaptations qui ont été très bien faites d’un point de vue académique, celle de Manuel Gutiérrez Aragón ou d’autres avec des acteurs espagnols qui sont pas mal comme Fernando Rey, la langue est tellement forte que les images à côté deviennent très banales. Il y a certaines images dans le film d’Orson Welles qui sont pas mal et qui m’ont pas mal inspiré, quand le Quichotte monte à cheval ou parle au ciel par exemple, ou lorsque le vent très fort donne une espèce de côté mystique. En dehors de celui-ci, tous les autres films ont tellement de respect pour le texte original qu’ils ne construisent pas d’images, ils reproduisent des clichés, ils illustrent.