Regards, contemplation et temporalité
dans le cinéma de Miguel Gomes

- Federico Pierotti
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Fig. 7. M. Gomes, Tabou, 2012

Fig. 2. M. Gomes, Tabou, 2012

Fig. 8. M. Gomes, Tabou, 2012

Fig. 9. M. Gomes, Tabou, 2012

Fig. 10. M. Gomes, Tabou, 2012

En premier lieu, les images et les sons acquièrent une densité politique évidente, en construisant leur propre histoire postcoloniale. A cet égard, une tension se pose entre le negotium des indigènes au service des blancs (comme Santa dans la première partie du film, symptôme de la persistance d’une mentalité coloniale) et l’otium des personnages principaux qui passent la majeure partie de leur temps à lire des romans à l’eau de rose, à siroter thés et limonades, à jouer au ping-pong, à se promener, à aller à la chasse, à badiner et danser aux fêtes mondaines. Si au premier correspond un regard ethnographique (fig. 7), au second convient plutôt un regard familial : d’un côté un regard qui documente de manière presque incessante le travail des Africains, la récolte du thé et les tâches domestiques au service des Blancs ; de l’autre côté un regard paresseux et désengagé qui observe l’inactivité des personnages dans la routine de la ferme africaine.

En deuxième lieu, sur le plan narratif, le regard familial et le regard ethnographique imposent un statut suspensif (otium) qui bloque la progression de l’action (negotium). La sortie de cette impasse narrative est rendue possible par un regard en continuité avec le récit du vieux Ventura et avec le désir d’« amour passion » de la spectatrice Pilar. Enfin, notons un regard « fictionnalisant » qui renvoie pour sa part à l’imaginaire du cinéma d’Hollywood et à sa capacité de susciter l’empathie du spectateur. A la faveur de ce regard, le personnage d’Aurora se transforme en femme active, romantique et passionnée de chasse (fig. 2). Elle représente ainsi une version ironique et ambivalente des personnages féminins du cinéma classique et postclassique situé en Afrique, comme Katherine Hepburn dans La Reine africaine ou Meryl Streep dans Out of Africa - Souvenirs d’Afrique [14]. Tandis que dans les séquences qui imitent le regard des films de famille, les raccords sont absents ou faux (les personnages regardent la caméra, prennent la pose, essaient d’attirer l’attention en exagérant leurs gestes), dans celles qui imitent le regard hollywoodien la mise en scène se fait plus construite, avec des raccords de regard et des plans subjectifs, comme lors des retrouvailles à l’aéroport, la fuite nocturne, l’homicide de Mário et la séparation après l’accouchement.

La superposition de ces différents régimes du regard et d’écoute produit des effets très forts de perturbation narrative. Cette stratégie concerne également les raccords entre les plans et la relation entre les images et les sons.

Le rôle le plus déstabilisateur en ce sens est fourni par le regard ethnographique. Beaucoup d’images et de sons de natifs africains, quasiment jamais en lien direct avec l’action, déstabilisent la dimension représentative et temporelle du film. Un effet de suspension et d’anachronisme se produit très nettement au moment des passages africains liés à des formes de montage manifestement fictionnelles. Prenons la séquence du meurtre de Mário, composée de dix plans. Les neuf premiers construisent un régime de fiction dramatique en crescendo, grâce à la construction d’un réseau de regards entre les personnages : au début, Aurora est réveillée par quelque chose, elle saisit le pistolet et se lève, elle voit la bagarre entre Mário et Ventura ; ce dernier cache son visage entre ses mains (plan subjectif), tandis que Mário (gros plan) regarde en direction d’Aurora. Ventura, sous l’emprise de la peur, voit partir le coup de feu d’Aurora à travers ses doigts croisés. Le visage de Mário (gros plan) est tourné face contre terre, sans vie (fig. 8). Ventura et Aurora s’embrassent, la femme a ses premières contractions ; la scène est vue en plan subjectif de Mário, l’axe incliné à 90 degrés (fig. 9). Alors que la première partie de la séquence construit un régime de fiction en crescendo au moyen d’une série de raccords de regards et de plans subjectifs, le dernier raccord introduit un élément complètement étranger (fig. 10). Les deux enfants africains qui observent la scène du crime sont difficilement identifiables comme des personnages, ils semblent plutôt être le sujet d’une photographie actuelle : leur statut par rapport à la fiction reste incertain. Gomes exploite la force anachronique de l’hybridation pour créer ainsi un court-circuit temporel entre l’Afrique coloniale des années 1960 et l’Afrique contemporaine.

Il y a encore des effets suspensifs qui relèvent de la déconstruction du rapport image/son et image/parole. Si les chansons introduisent un élément attractionnel sur le plan de l’écoute (comme pour les premiers films parlant, les personnages ne possèdent une voix que lorsqu’ils se mettent à chanter), le communiqué des insurgés qui revendiquent le meurtre de Mário renvoie à une différente utilisation des médias de reproduction sonore. Dans cette séquence, qui fait suite à celle évoquée précédemment, l’homicide de Mário est revendiqué par une organisation anticolonialiste avec un communiqué que nous écoutons sous forme de trace sonore hors champ. Le texte du communiqué est accompagné de six plans ethnographiques consacrés au peuple africain mais ces images ne font aucune référence explicite aux actions de lutte politique, mais offrent un regard ethnographique sur le travail des natifs et sur leurs occupations quotidiennes. Cette série d’images, surtout celle des enfants qui courent, participe elle aussi du registre de l’anachronisme. La relation entre la parole de propagande et le regard ethnographique génère en outre une série de subtils contrepoints ironiques : l’« action d’espionnage » est associée au regard adressé à la caméra d’un groupe d’enfants ; les « positions stratégiques des forces vivantes révolutionnaires africaines » à l’image d’une sorte de pigeonnier ; la phrase « nos forces populaires continueront leur lutte jusqu’à la libération totale de notre peuple et de notre patrie » à un groupe de femme qui pilent du mil.

Les images et les sons de la deuxième partie de Tabou ne renvoient pas à une mémoire subjective ou à un processus cognitif mais plutôt à une mémoire multiforme et multi-temporelle. La mémoire intime et secrète du souvenir individuel de Ventura se mélange à la mémoire collective des images du XXe siècle. De manière générale, le film élabore son discours sur la disponibilité actuelle des images, qui se multiplient autour de nous de la même manière qu’elles s’accumulent les unes par-dessus les autres sur l’écran d’ordinateur de Pilar, dans une séquence de la première partie. Les processus d’élaboration des mémoires privées et collectives sont de plus en plus déterminés par l’existence d’archives d’images reproduites, et les images sont devenues le medium d’une mémoire collective dans laquelle la limite entre privé et public est remise en question. Le travail sur les images dans Tabou témoigne de cet accueil des mémoires privées au sein de la mémoire collective construite par les images reproduites des médias du XXe siècle.

Le cinéma de Gomes aborde ce processus par un biais caractéristique de la cinématographie portugaise : le travail sur le temps, sur la suspension narrative et sur l’anachronisme [15]. Aujourd’hui, la convergence de toutes les formes de regard et d’écoute au sein des archives numériques pose une question importante : comment peut-on préserver le rôle et le sens du medium cinématographique dans un contexte caractérisé par la disponibilité infinie des images et des sons ? Comment peut-on aujourd’hui perpétuer sa vocation critique ? Si la numérisation a augmenté de façon exponentielle les archives du présent et du passé à notre disposition, la tâche du cinéaste contemporain est dès lors de relier les images et les sons afin qu’ils retrouvent leur pouvoir dans cet énorme magma d’images et de sons inertes. Le cinéma de Gomes s’ancre dans cette logique, en construisant des entités temporelles et épistémiques complexes, dans laquelle la logique de la narration ne peut jamais être séparée de celle de la suspension, le negotium de l’otium, le regard contemplatif des autres formes de regard auxquels peut puiser le cinéma. En évoquant les clivages de l’Histoire à travers les formes de regard qu’elle nous a laissées, le cinéaste portugais maintient ainsi un lien très fort avec la koinè cinématographique portugaise, laquelle réfléchit depuis plus d’un demi-siècle sur l’Histoire, le temps et l’image en confrontant des éléments singuliers de sa propre culture à des questions centrales de la culture visuelle contemporaine.

 

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[14] John Huston, The African Queen (La Reine africaine), Romulus, Horizon Production, Etats-Unis, Royaume-Uni, 1951 ; Sydney Pollack, Out of Africa (Souvenirs d’Afrique), Mirage Enterprises, Universal Pictures, Etats-Unis, Royaume-Uni, 1985.
[15] Pour une introduction théorique du problème de l’anachronisme, voir Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Minuit, « Critique », 2000.