Regards, contemplation et temporalité
dans le cinéma de Miguel Gomes
- Federico Pierotti
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Le regard attractionnel. Le cinéma de Gomes est riche en séries iconographiques qui renvoient à cette notion d’« attraction » qui est à la base des origines mêmes du medium [6]. Ainsi Inventaire de Noël, avec la miniaturisation du monde et ses tableaux vivants, dont plusieurs séquences sont consacrées à la crèche. Mais d’entre tous les films où ce type de regard joue un rôle décisif, c’est sans doute La Gueule que tu mérites qui propose une relecture surréaliste de Blanche-Neige et les sept nains. Ce film présente un imaginaire féerique, dans lequel les grottes cachent des trésors et les personnages se transforment en animaux pendant la nuit. La dimension féerique et ludique reste toujours présente chez Gomes, en se mélangeant souvent avec celle réaliste et contemplative, comme le montre bien Les Mille et Une Nuits, le triptyque sur la crise économique portugaise.
Le regard familial. Le film de famille est évoqué dans quasiment tous les films de Gomes [7]. Pas forcément comme pratique du found footage mais plutôt comme élaboration de films de famille fictifs. Dans Inventaire de Noël, qui se déroule pendant le repas de Noël dans une famille typique des années 1980, de nombreux plans imitent ce regard d’amateur un peu distrait, où celui qui filme semble perdre tout contrôle sur les protagonistes. Le même procédé se retrouve dans 31, qui crée une distance encore plus grande vis-à-vis de l’image professionnelle, due au choix de tourner en mini-DV et de gonfler ensuite les images en 35mm. Le grain du court-métrage rappelle fortement celui des vidéos amateurs. Dans la deuxième partie de Tabou – comme on le verra – la volonté de recréer le regard des films de famille est manifeste dans plusieurs séquences.
Le regard touristique. L’autre sous-genre du film amateur est le film touristique, qui remplace la réalité quotidienne et domestique par celle des voyages et des vacances. Ce regard touristique, qui peut être considéré comme un cas particulier du regard familial, est central dans Cantiques des créatures qui s’inspire de Saint François : la première partie du court-métrage a été tournée à Assise, aujourd’hui devenue une destination du tourisme de masse. Dans l’une des séquences initiales, le chant d’un homme avec une guitare (qui entonne la poésie qui donne son titre au film), suivi du bruit assourdissant des cloches, est accompagné d’une série d’images frénétiques, filmées d’une manière désordonnée en caméra épaule. Le choc perceptif de la visite touristique, une accumulation désorganisée et désordonnée de sensations, se traduit par le caractère aléatoire et l’apparente improvisation du film. A un moment donné, de manière inattendue, le flux audiovisuel s’altère et les photogrammes commencent à se dérouler lentement, l’un après l’autre, comme si on était passé soudain à la table de montage (fig. 5). La séquence est construite sur l’opposition dialectique entre l’accélération frénétique de la première partie – qui exprime le regard distrait du touriste contemporain – et l’arrêt soudain dans le plan final, qui défile au ralenti. Cette dernière image crée un effet de suspension contemplative qui annonce le registre de la deuxième partie du film, entièrement tournée en studio, qui se déroule dans une forêt enchantée, presque féerique, dans l’Ombrie du XIIIe siècle.
D’autres formes de regard. Dans les films de Gomes, des formes de regard de nature privée – comme celle du film de famille – coexistent avec des formes à valeur informative et documentaire. Le premier exemple de ce décloisonnement entre privé et public est celui du regard propagandiste des actualités cinématographiques, qui est utilisé de manière presque exclusive dans l’épisode italien de Rédemption, dans lequel un vieux monsieur, avatar de Silvio Berlusconi, se souvient de son premier amour dans l’Italie de l’après-guerre, sur des extraits d’actualités et sur la séquence finale de Miracle à Milan [8]. Parallèlement, on trouve la vocation documentaire qui fonde le regard scientifique. Des documentaires télévisés sur les animaux sont utilisés dans la troisième partie de Cantiques des créatures, tandis que l’épisode allemand de Rédemption utilise des extraits de cinéma scientifique : on suit une jeune femme allemande (avatar d’Angela Merkel) le jour de son mariage et, par-dessus le film du mariage, qui renvoie lui-aussi à l’iconographie du film de famille, apparaît en surimpression une série d’images scientifiques qui illustrent des phénomènes biologiques et des lois mathématiques. Il existe une autre forme, qui a pour but de livrer une observation scientifique et objective de la réalité, libérée des stéréotypes coloniaux et occidentaux, celle du regard ethnographique. Gomes y fait fréquemment référence dans la deuxième partie de Tabou, notamment dans toutes les séquences dédiées aux Africains.
Suspension, action, mémoire : Tabou
Tabou propose un discours sur le cinéma comme medium capable de construire une relation complexe entre le temps, l’image et la mémoire [9]. Le film met nettement en relation l’époque prérévolutionnaire et l’époque contemporaine, qui coïncident également avec la genèse de l’école portugaise et avec la nécessité d’en mettre les résultats en perspective dans une optique ouverte à son potentiel de développement futur, mais au sein d’un cadre productif et spectatoriel totalement transformé. Le film souligne ce caractère réflexif à travers sa propre structure narrative, qui part du présent, dans la première partie (intitulée « Paradis perdu »), pour remonter dans le passé en seconde partie (« Paradis »), selon une construction privilégiant la généalogie historique plutôt que la téléologie, et la logique de l’anachronisme plutôt que celle de la chronologie. Tourné en noir et blanc et au format académique (1,37 : 1), Tabou commence par un film projeté dans un cinéma : si, d’une part, le récit de l’aventurier africain qui se suicide par amour trace l’esquisse élégante et ironique d’un mélodrame à la manière d’Amour de perdition de Manoel de Oliveira [10] ; d’autre part, la date de la projection (le 28 décembre, pas un jour ordinaire...) est en lien avec les origines mêmes du cinéma, en inscrivant le film dans la continuité de la spectatorialité cinématographique et de son dispositif. Mais il serait réducteur de limiter l’intérêt du film à l’élément nostalgique, puisque regarder vers le passé chez Gomes revêt un caractère critique marqué envers les différentes formes de regard qui ont caractérisé l’histoire du cinéma et notamment la tradition de l’école portugaise dont relève le réalisateur. Il est donc inévitable que le film prenne comme point de départ les caractéristiques distinctives du regard contemplatif dont l’enjeu est la suspension de l’action à travers différentes stratégies visuelles et sonores [11].
[6] A propos de la notion de « cinéma des attractions », voir en particulier Tom Gunning, « The Cinema of Attractions. Early Film, Its Spectator and the Avant-Garde », Wide Angle, n° 3-4, 1986, pp. 63-70 ; André Gaudreault et Tom Gunning, « Le cinéma des premiers temps : un défi à l’histoire du cinéma ? », dans Histoire du cinéma. Nouvelles approches, Paris, Sorbonne, 1989, pp. 49-63 ; André Gaudreault, Cinéma et attraction : pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS éditions, « Cinéma et audiovisuel », 2008.
[7] Voir notamment Le Film de famille. Usage privé, usage public, sous la direction de Roger Odin, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995 et Le Cinéma en amateur, sous la direction de Roger Odin, Paris, Seuil, 1999.
[8] Miracolo a Milano (Miracle à Milan), Vittorio De Sica, Produzioni De Sica, Ente Nazionale Industrie Cinematografiche, Italie, 1951.
[9] Sur le film, voir Cyril Neyrat, Au pied du mont Tabou, Op. cit. ; Salomé Lamas, « Tabu, de Miguel Gomes », dans Geração invisível. Os novos cineastas portugueses, Covilhã, Livros LabCom, 2013, pp. 287-307 ; Carolin Overhoff Ferreira, « Tabu », dans O Cinema Português Através dos seus Filmes, Lisbonne, Edições n° 70, 2014, pp. 289-290 ; Carolin Overhoff Ferreira, « The end of history through the disclosure of fiction : indisciplinarity in Miguel Gomes’s Tabu », Cinema : Journal of Philosophy and the Moving Image, n° 5, 2015, pp. 18-47 ; John M. Carvalho, « Tabu : Time out of joint in contemporary Portuguese cinema », Cinema : Journal of Philosophy and the Moving Image, n° 5, 2015, pp. 113-126 ; Federico Pierotti, « Attesa, azione e memoria in Tabu di Miguel Gomes », Fata Morgana, n° 23, 2014, pp. 199-204.
[10] Amor de Perdição, Manoel de Oliveira, Instituto Português de Cinema, Portugal, 1979.
[11] Pour une théorie du suspens narratif, voir l’ouvrage de référence de Philippe Ragel, Le Film en suspens. La cinéstase, un essai de définition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Spectaculaire-Cinéma », 2015.