Regards, contemplation et temporalité
dans le cinéma de Miguel Gomes
- Federico Pierotti
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Stase et suspension sont les régimes temporels prévalant dans la première partie du film. Les événements progressent au quotidien, soulignés par des intertitres qui scandent la lenteur des jours qui passent, ceux de Pilar, Aurora et Santa. Des moments suspensifs, des fissures, des interruptions mettent en valeur la banalité d’une série de micro événements quotidiens qui affaiblissent considérablement la ligne narrative. Le geste quotidien fait obstacle au développement du film, qui tend asymptotiquement vers la stase. Certains plans ressemblent à des possibles déclinaisons du regard bazinien, dans lequel le montage est « interdit » et il ne convient pas d’éviter l’apparition de temps morts où rien d’important ne se profile sur le plan narratif. Dans le plan qui introduit Santa, la bonne capverdienne d’Aurora, un plan fixe d’une quarantaine de secondes nous montre la femme de dos, en train de repasser, jusqu’à ce qu’elle sorte du champ pour répondre au téléphone. Le plan est emblématique d’une tension vers l’évidement qui devient la marque stylistique et narrative de la première partie. Quelques minutes plus tard, un plan fixe de 55 secondes montre encore Santa finissant de manger puis allumant une cigarette. Parfois Gomes aboutit à une superposition de temps filmique et diégétique : lors de la scène représentant la manifestation anti-ONU, la minute de silence observée par les participants dure exactement une minute, au sein d’un seul plan d’une minute et 50 secondes.
Dès le début, les tentatives d’action des personnages sont neutralisées, quand elles ne s’avèrent pas réduites à néant dans le cas d’Aurora qui perd tout son argent aux jeux. D’abord, Pilar va chercher à l’aéroport une polonaise qui aurait dû loger chez elle, mais la fille prétend être une autre pour rester avec ses copines ; juste après, Pilar prend encore la voiture pour récupérer Aurora au casino d’Estoril. Après le double déplacement à l’aéroport et au casino, Pilar retourne chez elle, condamnée à la routine de sa vie quotidienne. Rien n’a été modifié par rapport à la situation de départ. Il faut quarante minutes avant que le film sorte de cette circularité imposée par le quotidien, grâce à Aurora qui, dans son dernier souffle, révèle à Santa le nom du vieil homme Ventura, en allumant finalement l’étincelle narrative. Stylistiquement, cette monotonie est marquée par un travail extrêmement minutieux sur la composition des plans, comme si l’évidement narratif devait être compensé par une grande richesse plastique. Une forme souvent utilisée est celle du plan fixe qui renvoie au regard photographique et renforce la plasticité de l’image : plusieurs fois la caméra fixe les corps des personnages en pose, les rendant immobiles comme des statues, en leur conférant une solennité disproportionnée par rapport à leur poids narratif (fig. 6).
Le dialogue entre Aurora et Pilar au casino d’Estoril, où la vieille dame raconte le rêve des singes, exprime très bien, depuis les premières minutes, la tension plastique entre stase et mouvement. La séquence se compose de trois plans selon une structure apparemment canonique : champ (Aurora), contrechamp (Pilar), champ (Aurora). La durée est cependant répartie de façon disproportionnée, de manière à réaliser un effet de ralentissement : alors que le premier et le deuxième plan durent 24 et 29 secondes, le troisième reste sur le visage d’Aurora pendant trois minutes et 13 secondes. Mis à part cela, la construction visuelle de la séquence est tout à fait unique, car elle est arrangée d’une manière telle que les personnages se « déplacent » en restant immobile. En fait, les deux femmes sont filmées en gros plan, à la table d’un café placé sur une plate-forme tournante. Même si la caméra, installée sur la plate-forme, reste fixe, l’arrière-plan flou que l’on peut voir dans leur dos est constamment en mouvement. Nous sommes confrontés à une convergence de regard panoramique et de regard attractionnel. Mais, contrairement au panoramique, la caméra ici ne pivote pas. Ce genre de plate-forme panoramique offre également une relecture singulière de dispositifs de rotation typiques de la culture des attractions, comme la roulette, le manège et le panorama mouvant. Cela rappelle également, pour le spectateur cinéphile, quelques figures de « mouvement statique », ou de « stase cinétique », de l’histoire du cinéma, comme le manège de Cœur fidèle [12], le panorama de Lettre d'une inconnue [13] ou les nombreuses projections par transparence du cinéma hollywoodien. Le manège sur lequel Aurora et Pilar montent métaphoriquement nous enseigne, au fond, que ce sentiment de stase et d’immobilité contient en soi une énergie qui tend vers le mouvement et l’action.
Cette instance finit par se dénouer dans la deuxième partie du film. Celle-ci, située dans une ferme africaine avant la Révolution des œillets, marque le début d’une nouvelle dimension spatio-temporelle dans laquelle le travail sur les images et les sons est à son tour repensé. Ce désir d’action ne peut être satisfait qu’à l’issue de la première partie par Ventura. C’est paradoxalement un vieux monsieur admis dans un centre de soins qui fait office de personnage-relais et permet le retour à l’action après un passage par la suspension. Cependant, le prix à payer est la transition vers une modalité narrative fortement anticlassique, encore plus fragmentée que la précédente. Si Ventura évoque à première vue la figure du narrateur classique égrenant posément des images-souvenirs cohérentes, les images et les sons auxquelles le spectateur est confronté contredisent en réalité cette forme énonciative. En ce sens, l’intransitivité entre visible, audible et dicible qui structure la narration coloniale acquiert une valeur paradigmatique, puisque les images et les sons ne se limitent jamais à illustrer ce que les mots énoncent, ni les mots n’expliquent ce que les images et les sons donnent à voir et à entendre.
Tout d’abord, il faut remarquer que l’allusion au passé des images relève d’un mélange de formes de regard et d’écoute nettement hétérogènes sur le visible de l’Afrique coloniale. Le statut temporel et épistémique à accorder aux images et aux sons devient incertain, générant un mystérieux effet de coalescence entre présence physique et distance mémorielle. La séquence de la transition entre présent et passé est à ce titre exemplaire : un « pont sonore » et un faux champ/contrechamp raccordent le gros plan sur Ventura âgé assis à la table du bar et celui de la jeune Aurora dans le jardin de sa ferme africaine, comme si toute distance temporelle était effacée lorsque l’image du passé redevient présente à la mémoire (de Ventura) et au regard (du spectateur). Ce raccord introduit un temps spiriforme, dans un rapport ambigu autant avec le récit qu’avec l’Histoire et ses événements. Si d’un côté les indicateurs chronologiques de la deuxième partie rythment une séquence d’actions digne d’un mélodrame hollywoodien, de l’autre le temps cyclique qu’ils dessinent (entre le mois d’octobre d’une année non précisée et septembre de celle qui suit) renvoie par synecdoque à une période beaucoup plus longue, aussi bien du point de vue de l’histoire politique du XXe siècle (le colonialisme et la dictature) que de celui de l’histoire des images et des médias.
Ce régime temporel complexe est construit par l’hybridation d’une série de regards et d’écoutes hétérogènes qui font avancer la narration de manière intermittente. Le film a finalement offert sa romance, mais l’histoire d’amour est toujours au bord de la stase, de l’inaction, de l’inactivité. Il en ressort clairement une opposition entre un otium et un negotium envahissant le récit tant sur le plan politique que narratif.