Regards, contemplation et temporalité
dans le cinéma de Miguel Gomes

- Federico Pierotti
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résumé

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Fig. 1. M. Gomes, 31, 2003

Fig. 2. M. Gomes, Tabou, 2012

Fig. 3. M. Gomes, Ce cher mois d’août, 2008

Fig. 4. M. Gomes, Ce cher mois d’août, 2008

La filmographie de Miguel Gomes se compose à ce jour de quatre long métrages et de six autres courts-métrages [1]. Elle constitue un exemple emblématique du repositionnement de la tradition moderne du cinéma portugais dans une culture visuelle marquée ces dernières années par de profondes mutations. Le tournant technologique et culturel du numérique pose une série de questions sur l’identité des images, leur rapport au regard et à l’observateur, et leur pouvoir performatif. Chez Gomes, ce constat ne se traduit pas par une attitude nostalgique, mais par le besoin constant d’une pratique critique du medium cinématographique. Cet article vise à analyser le rapport entre les films de Gomes et la tradition du regard contemplatif qui caractérise le cinéma de l’école portugaise. Dans la première partie, nous proposons de mettre en évidence les différentes formes de regard dans les films de Gomes, qui relèvent aussi bien de cette tradition que d’autres émergences historiques et esthétique du regard cinématographique ; dans la seconde partie, une analyse détaillée de Tabou nous aidera à comprendre le rôle que joue, dans la création d’une temporalité complexe, le rapport entre action et suspension.

 

Au-delà du regard contemplatif : les formes de regard

 

Le cinéma de Gomes ne suit pas une forme homogène, mais fait du mélange de différentes formes de regard sa marque stylistique. Tout d’abord, il est possible d’identifier trois formes de regard contemplatif, d’où se dégagent différentes modalités suspensives par rapport à l’acte narratif et discursif : le regard « bazinien », le regard photographique et le regard panoramique.

Le regard « bazinien ». Nous avons choisi d’appeler la première forme « regard bazinien », en référence à la théorie du montage interdit, soit la capacité qu’aurait le cinéma de capturer la dimension phénoménologique du réel [2]. Gomes utilise justement ce type de regard continu dans les cas où Bazin en soulignait la nécessité, c’est-à-dire dans les scènes de chasse [3]. Si ces dernières sont l’un des cas d’école indiqués par le théoricien, on peut en voir la manifestation dans le jeu quelque peu sadique des deux adolescents protagonistes du court-métrage 31 qui, lors d’un plan en continu (de la durée d’une minute environ), embêtent des insectes avec un bâton et finissent par en tuer un : la proximité de la caméra ne laisse aucun doute sur la véridicité de ce qui est montré (fig. 1).

Une scène de chasse dans un sens plus traditionnel est présente dans Tabou. Bien que son point culminant, la mise à mort de l’animal, ne soit pas montré, il est suggéré comme étant ce qui s’est passé entre deux plans : le premier montre Aurora, filmée de dos en caméra épaule, alors qu’elle est en train de viser et qu’on aperçoit l’animal à l’arrière-plan (fig. 2) ; le second fait voir la carcasse de l’animal chargé à l’arrière d’une jeep. Dans le premier plan, les deux axes porteurs de la réflexion de Bazin coexistent : le tournage en continu et en profondeur de champ. La règle du montage interdit est respectée jusqu’à l’instant qui précède le coup de feu, pour des raisons juridiques évidentes : la prise de vue se limite ainsi à évoquer l’action comme quelque chose de potentiel et à en montrer les effets dans le plan suivant.

Le regard photographique. Cette deuxième forme renvoie à la double fixité inscrite aux origines du medium analogique : fixité de l’image et fixité du regard. C’est le plan fixe, d’où se dégage une grande puissance formelle : le choix du noir et blanc dans Tabou contribue largement à retrouver ce type de regard. En s’inscrivant dans la durée, le regard photographique se mue parfois en regard contemplatif, qui se caractérise par une tension vers la fixité et l’immobilité. Comme nous le verrons, de nombreux plans fixes de Tabou s’ouvrent à cette dimension contemplative, revalorisant ainsi les moments d’attente et d’inertie du récit.

Le regard panoramique. Ce type de regard est diégétisé dans Ce cher mois d’août, grâce à l’étonnant métier de la protagoniste, qui travaille dans une sorte de panoptique naturel : une tour de contrôle anti-incendie d’où elle observe le paysage d’un regard circulaire rappelant les dispositifs d’observation du XIXe siècle, tels que la photographie panoramique et le panorama (fig. 3). Ce dispositif optique devient une métaphore du cinéma, dans la mesure où il a été conçu dès ses origines comme un instrument d’observation et de capture du réel, un œil situé dans un espace-temps défini qui aspire à saisir des parties de la réalité à travers un regard mobile.

La métaphore acquiert également une signification technologique, car ce dispositif particulier fait allusion à un système de contrôle, de cartographie et de relevé du territoire fondé sur la présence d’un regard humain, sur la médiation offerte par un système optique et sur les conditions de visibilité garantie par la présence de la lumière [4]. En résumé, il repose sur le même principe de fonctionnement que le cinéma et que les autres media optiques qui ont contribué de manière décisive à structurer les expériences du regard au cours de ce que Pierre Sorlin a appelé « le siècle de l’image analogique » [5]. La numérisation et les nouveaux media imposent des systèmes d’acquisition, de suivi et de gestion des données qui n’attribuent plus une valeur centrale au régime optique.

Ainsi, chez Gomes, le regard panoramique prend-il la valeur d’une expérience éminemment réflexive. Les vues panoramiques de Gomes n’ont jamais de fonction narrative ou descriptive, mais rappellent la force visuelle et sonore originale inscrite dans ce mouvement élémentaire de caméra, ouvrant sur des moments de suspension contemplative. On pense par exemple à un long panoramique dans Ce cher mois d’août d’une durée de près de deux minutes. On y voit un chasseur qui monte sur sa cabane, en position surélevée par rapport au sol, puis s’installe en position de tir dans une attitude d’attente (fig. 4). Ici, le spectateur est placé devant un autre dispositif d’observation et devant une autre allusion à la chasse, donc à nouveau devant le cinéma et le montage interdit (la chasse est d’ailleurs une pratique basée sur l’attente et les temps morts).

Chez Gomes, les formes de regard qui évoquent le plus directement ce régime contemplatif et suspensif du medium doivent être aussi considérées dans une perspective historique. Ces formes de regard liées à la contemplation renvoient indirectement à une tradition du cinéma moderne, dont le cinéma portugais constitue l’un des exemples majeurs à partir des années 1960. Néanmoins Gomes revoit ces formes à la lumière d’une distance historique et invite à les considérer comme des modes singuliers d’observation du réel qui ont participé à la définition de l’identité du medium cinématographique. Au vu de cette conscience historique, les formes de regard les plus disparates sont appelées à se contaminer l’une l’autre dans la culture visuelle contemporaine. Outre les pratiques liées au regard contemplatif, il existe en effet d’autres types de regard qui rappellent chez Gomes cette question. Passons-en les principaux en revue.

 

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[1] Sur le cinéma de Gomes, voir notamment Cyril Neyrat, Au pied du mont Tabou. Le cinéma de Miguel Gomes, Paris, Independencia, 2012. Les quatre long métrages sont A Cara que Mereces (La Gueule que tu mérites, O Som e a Fúria, Portugal, 2004), Aquele Querido Mês de Agosto (Ce cher mois d’août, O Som e a Fúria, Shellac Sud, Portugal, France, 2008), Tabu (Tabou, O Som e a Fúria, Komplizen Film, Gullane, Shellac Sud, ZDF/Arte, Radiotelevisão Portuguesa, Ibermedia, Portugal, Allemagne, Brésil, France, Espagne, 2012) et le triptyque As Mil e uma Noites (Les Mille et Une Nuits), volume 1, O Inquieto (L'Inquiet), volume 2, O Desolado (Le Désolé), volume 3, O Encantado (L’Enchanté), O Som e a Fúria, Shellac Sud, Komplizen Film, Box Productions, Arte France Cinéma, Zweites Deutsches Fernsehen, ARTE, Portugal, France, Allemagne, Suisse, 2015). Les six courts-métrages sont Entretanto (Instituto Português da Arte Cinematográfica e Audiovisual, O Som e a Fúria, Portugal, 1999), Inventário de Natal (Inventaire de Noël, Instituto do Cinema, Audiovisual e Multimédia, Portugal, 2000), Kalkitos (O Som e a Fúria, Portugal, 2002), 31 (O Som e a Fúria, Portugal, 2003), Cántico das criaturas (Cantique des créatures, O Som e a Fúria, Portugal, 2006), Redemption (Rédemption, O Som e a Fúria, Le Fresnoy Studio National des Arts Contemporains, Komplizen Film, Okta Film, Portugal, France, Allemagne, Italie, 2013).
[2] André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? vol. 1, Ontologie et langage, Paris, Cerf, 1958, pp. 11-19.
[3] Ibid., p. 120.
[4] Voir Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers. 1972-1990, Paris, Minuit, « Reprise », 1990.
[5] Pierre Sorlin, Les Fils de Nadar. Le « siècle » de l’image analogique, Paris, Nathan-Université, « Fac. Cinéma-Image », 1997.