Stases élémentaires dans les récits lecléziens
- Jean-Marie Kouakou
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François Besson, personnage principal dans Le Déluge, subit lui-aussi constamment la présence et la sensation accablante du vent mais également du soleil. L’impact de ces deux éléments sur sa vision du monde réel est en effet tel que le mouvement de sa vie semble se figer à chaque fois. En réalité, ce gel du narratif confronte, presque systématiquement en cette fiction, son pouvoir de fixer à celui du mouvement et de la succession, les deux forces antagonistes se repoussant continûment. Elles inhibent finalement la capacité d’action chez Besson car ce personnage vit dans une espèce de fièvre constante déclenchée par le bruit du vent qui le paralyse en quelque sorte et le condamne au visuel imaginaire et aux sensations perceptives imaginées : « Avel aveliou oll avel Vent, vents, tout est vent » (Rev, épigraphe).

Voilà pourquoi, dans cette œuvre où l’image prédomine presque toujours, au détriment de l’action, « [d]es figures autrefois passagères se photographi[ent] dans le sol, sur les murs » (Del, p. 16). Ce paradoxe se décline même au niveau du récit, sous forme de mise en abyme. Car « L’idée aurait pu progresser dans sa propre destruction (…) dans le mouvement pur et régulier d’une eau enfermée dans sa bouilloire, apparaître encore par cette succession apparemment logique de rapidité (…) [Mais], s’arrêtant à la dernière mesure du chant, [la voici] se fixer dans le temps comme un poignard final, en un seul point, en un seul son » (Del, p. 17). Voilà encore peut-être pourquoi quand François Besson, pour fuir les effets et le bruit inhibant de ce vent, entre dans une église, et alors qu’il y a, à l’intérieur de celle-ci, « des formes humaines qui étaient avec lui dans l’église (…), [d]es vieilles femmes, assises près des piliers, à cause des radiateurs [et qui] grommelaient des prières incompréhensibles » (Del, p. 200), il nous livre autre chose que cette réalité, tourmenté qu’il est par le bruit obsédant de ce vent tenace :

 

Besson fit quelques pas au centre de l’église ; puis il s’assit sur un banc et écouta le silence. A l’intérieur des remparts de pierre, les bruits de la rue ne parvenaient pas. Et pourtant, ce n’était pas vraiment du silence ; c’était trop plein, trop dense. La vibration sourde murmurait. Une rumeur continue, comparable au grondement d’une chute d’eau qui résonnait dans le sol. C’était tout à fait comme s’il y avait eu, quelques secondes avant que Besson n’entre dans l’église, un fracas terrifiant et grandiose ; ce qui restait maintenant, c’était le souvenir des ondes folles, les dernières secousses en train de culbuter, les fermetures de l’atmosphère après le séisme (Del, p. 200).

 

C’est une atmosphère qui est ainsi décrite, un ressenti ; le tout dans un instant infime, un fragment de durée ténu mais extensible et infini en même temps. Il ne s’agit donc pas d’une action. Pourtant cette scène, traversée par des spasmes et/ou des convulsions cognitives, paraît intensément animée et vivante : Besson semble absent ; toute son intériorité est pourtant là, en puissance virtuelle d’animer à elle seule toute la scène. Une dynamique temporelle traverse ainsi cette forme de stase qui ne fait donc pas que décrire du figé, les délires de Roch et ceux de Besson conservant paradoxalement quelque chose d’historique – c’est-à-dire de narratif – à travers le mouvement même du délire, ses vibrations, son intensité. Est-ce parce qu’« [a]u centre du cerveau vit l’étrange bête aux dix bras souples, qui invente immobile les images qui vont courir » ? (VAC, p. 18) La stase, en fait, « [j]e puis vous dire maintenant ce que c’était : seulement un rêve. » (VAC, p. 18)

Le texte du rêve ayant théoriquement valeur de récit [24], la stase involontaire leclézienne ne se démarque donc pas radicalement, elle non plus, des modalités du texte narratif auquel elle s’intègre d’ailleurs parfaitement ici. Elle s’en démarque simplement par son inscription dans un temps intérieur exclusif du temps extérieur. Mais elle diffère de la stase volontaire qui, poétique et harmonieuse, aboutissait à la création (physis) alors que la stase involontaire a plutôt tendance à rendre un contenu de chaos et de destruction (thanatos). Le multiple désordonné d’images visuelles qui composent son contenu agressif semblable aux tableaux d’enfer, brise l’unité désirée ; ce désordre est inhérent à l’impact de l’élémentaire (pris dans son ensemble) même si, très souvent chez le Clézio, il est rappelé que « [s]eul, le soleil, parfaitement sec, continu[e] son œuvre de désintégration (Dél., p. 23).

Perceptions intérieures (psychiques) et perceptions externes (sensibles), se partagent ainsi, en cette œuvre, les modalités d’une stase en extension contenue et en mouvement figé à la fois pour finalement exprimer, chez Le Clézio, un temps non-historique mais d’une extrême virtualité historique. Temps extérieur, intérieur et psychique s’y déploient tout en se confrontant continûment. C’est a priori selon les modalités d’un récit et d’un mode narratif affichés mais dont la spécificité est telle qu’ils produisent, en réalité, un récit essentiellement poétique, voire pictural : « récit d’espace dans lequel se déploie une quête [par laquelle il faudrait peut-être] chercher quelque chose de caché alors que le roman d’aventure situe plutôt sur l’axe du temps » [25]. Sans doute est-ce justement en raison de cette tentation poétique qu’évoque Claude Cavallero pour qui « la poésie s’inscrit toujours en devenir, dans l’éther de la suspension » [26] ; ou encore parce que

 

c’est bien ce mouvement vers, l’orientation d’un regard qui, demeurant en suspens entre l’infiniment proche et le presque immédiat, caractérise l’écriture de Le Clézio dans ses rapports à la poésie [27].

 

Bref, ces récits particuliers, généralement inscrits dans une intention résolument présocratique, s’écrivent ainsi en oubliant presque toujours qu’ils ont à raconter : ils préfèrent le plus souvent réciter, surtout ces « vers qu’il aimait, d’Héraclite, d’Anaxagore, de Parménide d’Elée. Les seuls mots qui résonn[ent] avec une musique d’infini. » (Rev, p. 201) Une telle musique, qui évoque incontestablement Beauté et Poésie du Cosmos originel, définit finalement, chez Le Clézio, un désir de retourner au primordial, à ces temps et mondes anciens platoniciens que tout, dans l’œuvre, cherche à faire transparaître. C’est sans doute pour tenter de restaurer l’état primordial désiré en faisant de la stase une véritable apocatastase, comme s’il fallait toujours chercher à échapper à la mort de la vie même en cas de stase involontaire déterminée par la figure de Thanatos où le percevant lutte pour rester en vie, mû par le fait que « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort » [28].

 

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[24] Lacan soutient que « L’inconscient est structuré comme un langage » (J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse – Texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, « Points Essais », février 1973, p. 28) ; et que « le rêve est un rébus (…) Le rêve est semblable à ce jeu de salon où l’on doit, sur la sellette, donner à deviner aux spectateurs un énoncé connu ou sa variante par le seul moyen d’une mise en scène muette » (J. Lacan, Ecrits I, Paris, Seuil, « Points Essais », pp. 268-270).
[25] Claude Cavallero, « A propos du récit poétique, questions à Jean-Yves Tadié », dans Les Cahiers Le Clézio, La tentation poétique, Paris, Complicités, 2012, n° 5, p. 30.
[26] Claude Cavallero, « La tentation poétique de J.-M.-G Le Clézio », dans Ibid., p. 11.
[27] Jean-Pol Madou, « Le voyage au bout de l’imaginaire : Le Clézio lecteur de Michaux », dans Ibid., p. 39.
[28] Xavier Bichat, cité par Lacan (Jacques Lacan, Ecrits I, Paris, Seuil, 1966, p 196).