Stases élémentaires dans les récits lecléziens
- Jean-Marie Kouakou
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La démarche de cette forme de stase est donc dynamique : c’est un procès. Au départ, il y a la volonté même de percevoir (le désir) qui entame la sortie du régime narratif. Un personnage, en situation de perception volontaire, regarde, écoute ; il ne voit pas, il n’entend pas immédiatement ce que lui renvoient ses sens. Il cherche, au contraire, à arracher une traduction : « tous mes sens sont aiguisés, en alerte, ouverts à l’extrême pour recevoir ce qu’apportent la mer et le vent » (Temp., p. 16). Entre le percevant (actif ou passif) et l’élémentaire, une polarité positive s’affiche alors, sur le mode de l’élémentAir puisque « le vent est mon ami » (Temp., pp. 12-13). Le personnage-percevant concerné se détache dès lors volontairement du monde extérieur, un peu comme chez Claudel qui « Fermant les yeux, [dit, à propos de lui-même, que] rien ne m’est plus extérieur, c’est moi qui suis extérieur. Je suis maintenu : hors du lieu, j’occupe une place » [8]. Petite Croix semble justement occuper cette place, sur la terre, qu’elle « aimait bien » : « en haut de la falaise, là où les rochers et la terre sont cassés d’un seul coup et fendent le vent froid comme une étrave. Son corps connaissait bien sa place, il était fait pour elle. Une petite place, juste à sa mesure, dans la terre dure [définissant un mode qu’on dira élémentTerre] une place creusée sous la forme de ses fesses et de ses jambes » [9]. Une telle place, idéale de fait, définit ainsi le lieu d’où part la contemplation réelle de l’univers. Elle établit du moins la possibilité de la fusion, voire du fusionnel avec l’autre face, l’au-delà d’un sensible décidément sans intérêt car dépourvu de Beauté.
Ce rapport fusionnel avec l’invisible ou l’inouï (c’est-à-dire le non-ouï) est par ailleurs favorisé par un ensemble d’adjuvants que sont notamment la nuit, « au fondement de toute lumière » (Héraclite), le silence, la solitude, tous apparemment essentiels pour l’accomplissement d’un tel désir de Beauté situé bien au-delà de la surface. On comprend ainsi pourquoi Alexis, la nuit « dans l’obscurité », a « tous [s]es sens en éveil pour mieux entendre arriver la mer » [10], c’est-à-dire l’eau, l’élément Eau [11] ; et aussi pourquoi Lalla, attirée par le désert, se déplace pour « rencontrer [Es Ser] dans ce lieu, parce qu’il porte avec lui, dans son regard et dans son langage, la chaleur des pays de dunes et de sable » [12] ; ou bien encore pour entendre ces paroles secrètes (Dés., p. 96) ; Petite Croix, quant à elle, reste toute seule, dans le silence de l’œil aveugle, « tout à fait au bout du village » (PC., p. 11). De tels exemples, chez Le Clézio, sont en fait innombrables. Ils impliquent immédiatement une pause narrative, celle que je ramène donc ici à une stase élémentaire en virtualité de s’accomplir intégralement.
La stase, en ses/ces textes, consiste ainsi, en ce moment où le récit cesse de se faire, à observer dans le silence un monde apparemment muet, invisible, pour être en mesure d’entendre et de (perce)voir véritablement ce qui (telle une sémiotique contenue et en attente de dire) au-delà, parle où se fait voir, se fait sentir. Par symétrie, tout cet effort de captation rappelle que, autant la tante Catherine « avait des trésors inépuisables, pas seulement des mots, mais des choses aussi, des bouts d’os, des cailloux (…) qu’elle extrayait du fond de ses tiroirs comme s’ils étaient autant de clefs des mystères du passé » (Rev, p. 23), autant l’autre face du monde ne s’offrira (en mode de transparaître) qu’après une intense et active perception intérieure. La stase est alors pose fixe à partir de quoi se dégagera et se présentera une image à venir, qui doit transparaître. Elle implique une attitude : « Ses mains posées sur ses genoux, le dos très droit, la tête un peu tournée vers la gauche, comme tous ceux qui vivent d’imaginer » (Rev, p. 26). Voilà ainsi peut-être pourquoi Petite Croix aussi, dans une pose de sphinx, « s’asseyait en faisant un angle bien droit avec la terre durcie, quand le soleil bougeait beaucoup. Elle ne bougeait pas, ou presque, pendant des heures » (PC, p. 11). Il n’y a plus d’actions possibles dès lors. Ce moment, chargé d’excitations, constitue la phase d’attente due au désir non encore assouvi.
La deuxième phase de cette forme de stase dépasse ainsi le stade du désir et décrit une synapse, une zone de contact qui favorise le contact du sujet de perception avec l’élémentaire à proprement parler. C’est donc le moment décisif, celui qui précède la réalisation du désir et favorisera la manifestation du monde invisible désiré, de son langage, de la vie que ce monde supporte. La zone de contact avec l’élémentaire, c’est en l’occurrence ici le dos sur le sable (élémenterre) pour Lalla qui « se laisse tomber sur le dos, en plein dans le sable et les charbons » ; les doigts et les fesses, pour Petite Croix qui « touche seulement la terre avec les paumes de ses mains », assise dans « une petite place, juste à sa mesure, dans la terre dure » ; ou encore son corps même que « le vent enveloppe » (PC, p. 12) : élémentair. S’engage dès lors un dialogue singulier à travers un langage particulier, le langage du pays de Naja Naja : « Le pays où on ne parle [justement] pas » (VAC, p. 26) appelle un intense moment de silence, de vide (d’actions) mais pourtant plein d’énergie de désir.
La connexion avec l’autre face du réel ainsi établie, le récit se fige dès lors dans une espèce d’immobilité qu’illustre assez bien l’attente de Petite Croix. Mais cette durée diégétique pendant laquelle rien (d’extérieur) ne se passe apparemment, s’anime pourtant en même temps. Tout se passe ainsi comme si, indéfiniment comme dit Song Shuming, « Dans l’immobilité réside le mouvement, dans le mouvement, l’immobilité » [13]. On entre alors dans l’intériorité du personnage dont tous les sens participent activement à l’intense effort de captation afin de pouvoir accéder, par exemple, au secret de la montagne, « une déesse » vers laquelle « les regards des hommes sont sans cesse dirigés. Les regards sont la lumière, la lumière vivante qui bondit sur les rochers blancs » (IST, p. 23). Alors, Lalla « ouvre très grand les yeux, elle laisse le ciel entrer en elle » (Dés, p. 90) ; et Petite Croix « écoute de toutes ses forces » (PC, p. 16). Les mouvements subtils qui animent la scène sont ici de l’ordre de spasmes intérieurs parce qu’il s’agit de perception intérieure ; ils n’inclinent pas à l’action narrative. Ces personnages adoptent alors une position assise ou couchée, dans une pose de méditation, qui favorise la concentration et le dépassement du sensible immédiat. Il n’est plus possible, alors, de raconter. La stase passe même au mode photographique : Petite Croix ressemble à une statue attentive, en attente de capter quelque chose. L’Inconnu sur la terre maintient également en alerte son lecteur en attente de ce qui risque de surgir :
[a]ttention ! Quelque chose va apparaître. Je veux dire, attention ! C’est en moi, cela remue comme de l’eau qui commence à bouillir. Ce ne sont pas des mots, ni des idées, non, non, surtout pas des mots ni des idées. C’est bizarre, ça trouble à l’intérieur du corps et ça vibre dans les membres, et qui fait tourner la tête et battre les paupières. Qu’est-ce que c’est ? Je ne sais pas encore (IST, p. 16).
[8] Cité par Guy Michaud, Le Symbolisme tel qu’en lui-même, Paris, Librairie A.G. Nizet, 1994, p. 333.
[9] J.M.G. Le Clézio, Peuple du ciel, Gallimard, « Folio 2€ », 1978, p. 12. Désormais PC.
[10] J.M.G. Le Clézio, Le Chercheur d’or, roman, Gallimard, « Folio », 1985, p. 11. Désormais CO.
[11] Au singulier ; à ne pas confondre avec les élémentaux, mot (au pluriel) qui au singulier s’écrit élémental et qui renvoie aux esprits élémentaires.
[12] J.M.G. Le Clézio, Désert, roman, Gallimard, « Folio », 1980, p. 11. Désormais Dés.
[13] Song Shuming (Maître de TaÏchi), cité par Sophie Perenne, L’Obscure lumière des sages. Une introduction à la Voie ésotérique, [2006], Paris, Acarias, « L’Originel », 2011, p. 83.