Stases élémentaires dans les récits lecléziens
- Jean-Marie Kouakou
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Ces instants brefs sont en principe possiblement narrables car ils décrivent de brèves réalités existentielles relevant du quotidien. Mais ils en interrompent en même temps la continuité narrative pour installer, en lieu et place, des stases, c’est-à-dire des pauses justement narratives. Il s’agit donc de moments particuliers qui brisent de fait encore une fois l’écoulement chronologique du temps. Quelques exemples puisés dans La Fièvre mais aussi dans Déluge [22] montrent combien ce rapport involontaire à l’élémentaire construit des séquences particulières où le temps extérieur du récit de type narratif, malgré lui, s’arrête en effet pour laisser place à un temps psychique intérieur correspondant à des images dont la durée constitue à sa façon une forme de stase involontaire dans l’écriture de Le Clézio.

La Fièvre s’ouvre sur Roch, en compagnie de son épouse Elisabeth, lisant un journal. Il se décide à aller l’après-midi au bureau. Le récit déroule (par le biais du narratif) ce qui se passe lors de ce parcours depuis sa maison, à commencer par ce qu’il ressent « à cinq cents mètres ». Il perçoit ainsi tour à tour des « voitures garées le long du trottoir… Des passants venant à sa rencontre… un agent de police [qui] attendait au milieu de la chaussée » (LF, 20), etc. Bref, la réalité s’offre à lui telle quelle et telle qu’elle se déroule, en ses mouvements et son animation, sa continuité même. Mais progressivement, s’installe en Roch une sensation de chaleur (l’élément igné) qui annonce la stase à venir. Effectivement, le récit s’estompe, et avec lui l’action narrative. C’est comme si le récit ne pouvait plus, face à l’impression de combustion subite et subie de ce « paysage brûlant », se faire. Voici en effet que pour Roch « à présent, c’était comme s’il jaillissait des étincelles électriques de toutes parts. De grosses étincelles violacées qui brillaient aux angles des murs, sur les rebords du trottoir, près des réverbères, et sur les troncs des arbres » (LF, p. 21). L’allusion discrète mais directe au feu brûlant du soleil qu’il ressent malgré lui déclenche une rupture diégétique. Le contact brutal avec l’élémentaire est en fait subi sous la forme de sensations agressives de chaleur. C’est le feu négatif, dévorant, et destructeur, assimilable au soleil que Terra amata nomme Kax, l’« œil brûlant qui regarde (…) fixe et dur. Le soleil, aujourd’hui, est lourd, et son regard fait tellement mal » (TA, 14). Mydriase ? Ce soleil violent indique en tout cas la sortie du monde extérieur. Désormais, Roch, en lieu et place du « vrai » paysage qui le contient « réellement », voit plutôt un paysage agité, une scène embrasée digne de celles des plus grands tableaux d’enfer chrétien :

 

Le soleil, du haut du ciel, avait bombardé de ses rayons toute cette surface de terre, l’avait pénétrée de ses flèches brûlantes : on n’échappait pas aussi facilement à la fureur des éléments ; les astres avaient déclaré la guerre à la terre (…). Et maintenant tout était devenu braise et cendre, on marchait sur un grand tapis de feu qui couve. Un vent léger, un rien, pouvait déclencher à chaque seconde l’incendie, faire jaillir les flammes hautes comme des maisons, déverser dans les rues des torrents de napalm, mettre le feu aux poudres… (LF, p. 21)

 

Imagination, mise en image et sortie de la réalité, complètement involontaires, prennent place et constituent la stase. Le texte est dès lors conduit à la description impressionniste de ces paysages enflammés pour Roch qui les perçoit mais seulement par hallucinations. L’impression de l’igné qu’il ressent obsède ce moment du texte pour en faire un tableau de conscience intérieure. L’entrée dans la stase, dès lors que Roch « regard[e] le soleil avec inquiétude », est ainsi proclamée avec les illusions qu’une telle apparition déclenche :

 

La boule ronde était terriblement blanche ; elle flottait sur le ciel, elle courait, et des drôles de cercles concentriques nageaient autour d’elle, indéfiniment, fuyant vers la péripétie comme des ondes. Le sol sans défense était offert à ses coups, et l’avalanche de la lumière tombait avec une sorte de frénésie irréelle. (…)
Cette lumière, qui avait apporté la vie, maintenant elle apportait la mort dans ses ondes (…). C’était cela qui rendait chaque touffe d’herbe et chaque morceau d’animal si inquiétants et si fluides (LF, pp. 21-22).

 

Le récit extérieur ne reprend son droit que lorsque Roch cesse justement de regarder le soleil. On le voit alors marcher de nouveau dans les rues, la narration recommence. Malheureusement, « il leva la tête et regarda à nouveau le soleil ; la boule blanche était toujours là » (LF, p. 25). Les hallucinations reprennent de plus belle, au point que le récit de la marche s’estompe à nouveau. Les images dues au délire revenant, la stase se réinstalle : « Il aurait fallu s’en aller, disparaître à jamais de la face du soleil » (LF, p. 26). Ouverte par la vision du soleil, elle se referme donc précisément « quand il eut fini de regarder le soleil et de penser à toutes ces histoires extravagantes » (LF, p. 27). Fin de la stase due à l’élémentaire. Elle est encadrée par l’apparition (qui l’ouvre) et la disparition (qui la referme) de l’élémentaire dans le champ de perception des expérients lecléziens. Dès lors que la clôture a lieu, la lecture nous ramène au monde extérieur (celui de la réalité au niveau de la fiction) et au temps-chronos qui, à son tour, nous ramène donc logiquement à l’action narrative décrivant ici « Roch [qui] s’engagea sur la chaussée et traversa. Il parvint au trottoir opposé, tourna à gauche et suivit une sorte d’avenue très encombrée » (LF, p. 27).

On observe de semblables perturbations psychiques dues à l’impact de l’élémentaire dans Le Déluge. Le soleil y règne toujours en maître et commande le statut de la vision convertie en délire et en imagination. Dès lors qu’il apparaît, en effet, le brouillard perceptif se déclenche :

 

Derrière un nuage sanglant, au centre d’une auréole criarde, le disque du soleil monta ; Besson ne le vit pas, mais il devina la forme ronde de l’astre, et il sentit les premiers rayons de lumière directe se poser sur ses yeux.
Les yeux grands ouverts, Besson regardait l’endroit où régnait le soleil (Del, p. 153).

 

Immédiatement alors, apparaît un tableau qui arrête le mouvement narratif : « c’était comme un abîme, un maelström silencieux creusé dans le ciel. Tout, absolument tout s’y précipitait ; l’esprit même, les caravanes de pensées étaient happées invinciblement par ce centre éblouissant. On ne pouvait pas lutter ; on était esclave » (Del, p. 153). Le texte glisse ainsi au tabulaire, à la peinture et à la sortie du réel. Le récit cédant la place à ce régime, la libération (retour au réel-Ricardou [23]) s’opère « petit à petit, à mesure que le soleil se détachait de la barrière de l’horizon » (Del, p. 153). La disparition du soleil ayant eu lieu, voici qu’à présent, l’action renaît donc (comme si rien ne s’était passé) et que « déjà les gens marchaient nombreux sur le trottoir » (Del, p. 154).

 

>suite
retour<
sommaire


[22] J.M.G. Le Clézio, Le Déluge, roman, Gallimard, « L’Imaginaire », 1966. Désormais Dél.
[23] Voir tout le chapitre intitulé « Le récit transmuté » de Jean Ricardou, Le Nouveau Roman suivi de Les raisons de l’ensemble, Paris, Seuil, « Points littérature » 1973, pp. 123-133. La capture consacre la mise en fiction d’une scène réelle ; la libération consacre la mise en réalité d’une scène fictive.