Stases élémentaires dans les récits lecléziens
- Jean-Marie Kouakou
_______________________________
Le registre de l’image (intérieure mais à expulser pour faire figurer extérieurement l’objet qui apparaît) prenant le dessus sur celui de l’action narrative, la Figure espérée transparaît donc enfin. Ce troisième temps consiste en une pause active où le récit doit donc se taire pour désormais laisser place à l’éprouvé, à l’expérience intérieure laquelle se décline désormais à travers une poésie de la beauté du Cosmos. C’est en effet l’instant « où il n’y a plus de mots : il y a l’étendue muette de la réalité, où le langage est déposé, où la conscience est minéralisée » (VAC, p. 12). L’effort psychique pour faire transparaître l’invisible et l’inouï est ainsi parvenue à son terme comme le point d’orgue, la quintessence où tout s’éthérise. La Figure produite définit en fin de compte une image mentale qui n’obéit plus au temps-chronos mais plutôt au temps-kairos, l’instant d’inflexion, de basculement, le moment où doit advenir quelque chose de spécial. Les images qui découlent, par exemple, de la perception de Lalla abolissent ainsi le temps narratif devenu justement insuffisant pour les traduire. Elles se dévoilent à travers un moment autre, quintessentiel, de pleine j’ouisens (Lacan) et de jouissance même, au cours de ce temps kairos qui oblige à l’arrêt sûr, à la stase, sans doute pour conduire au dévoilement, au « grand éclaircissement » [14]. Le récit n’est plus action ; il est désormais vision d’un grandiose et magnifique spectacle intérieur :
C’est difficile à comprendre, parce que c’est un peu comme dans un rêve, comme si Lalla n’était plus tout à fait elle-même, comme si elle était entrée dans le monde qui est de l’autre côté du regard de l’homme bleu. Alors apparaissent les choses belles et mystérieuses. Des choses qu’elle n’a jamais vues ailleurs, qui la troublent et l’inquiètent. Elle voit l’étendue de sable couleur d’or et de soufre [comme dans une épreuve alchimique de transmutation de la matière], immense, pareille à la mer, aux grandes vagues immobiles. Sur cette étendue de sable, il n’y a personne, pas un arbre, pas une herbe, rien que les ombres des dunes qui s’allongent, qui se touchent, qui font des lacs au crépuscule (Dés, p. 97).
Quant à Petite Croix, aveugle, cet instant magique lui permet enfin de saisir et de voir, on le pressentait, la couleur bleue tant désirée. Sans doute est-ce un effet de biorésonance [15] (puisqu’elle ne voit pas). Le contact sensoriel (exclusif de la vue) avec l’élémentaire semble de toute façon lui suffire pour être en mesure de « capter l’information d’une couleur avec presque autant d’efficacité qu’avec les yeux » [16] ; c’est une sémiotique suffisamment parlante pour elle. La stase commence, ainsi, par « au début (…) la lumière qui tourne autour d’elle, et qui se frotte contre les paumes de ses mains » (PC, p. 17). Cette lumière produit un effet bioénergétique. Dès lors, le Feu (lumière) étant créateur, par l’effet de cette manifestation lumineuse de l’ignée, l’aveugle finit par « voir » : elle voit des chevaux, des nuages, le bleu de la mer, les abeilles. C’est proprement leclézien. Dans Révolutions, par exemple, la tante Catherine (elle-aussi aveugle) « disait ces noms comme si à cet instant elle volait avec les oiseaux, voyant avec leurs yeux, chaque monticule, chaque route rouge » (Rev, pp. 32-33).
Quelque chose naît donc : comme un monde qui produit de la vie et refuse la mort. Grâce à l’extase vécue. Ex-stase en fait, sortie de l’inerte. La stase se mue en apocatastase dès cet instant, en étant tout orientée vers la version originaire de l’univers à recréer, à ce kosmos cher aux présocratiques qui veut dire harmonie et où la beauté signifie « en (= un) ». C’est par le biais de cette expérience intérieure qui permet de sortir du visible en ouvrant la voie d’accès à ce monde ancien qui s’anime que prend corps le caché, le monde subtil que l’expérient a pu faire transparaître. C’est donc presque à l’état de genèse, que ce monde transparaît, dans l’instant-kairos d’une vision. Créé, il correspond à une image non-réelle. Sa réalité ne tient du reste que dans une organisation propre faite de liens et d’harmonie entre les composants du monde, entre le percevant et le perçu.
Là se trouve le véritable intérêt de la stase volontaire chez Le Clézio. Ce dernier semble en fait convaincu que « la Nature ne peut qu’aspirer à la perfection (symbolisée par l’Or) et cela dans les trois règnes dont est composée la Création » [17] : elle est apocatastase, re-création, retour à l’originel, à ce moment où les choses n’ont pas encore de nom et dont Terra amata [18] dit : « C’est elle. C’est la beauté » [19]. Tout se passe donc en cette vaste œuvre leclézienne comme si, lors de ces stases, ces moments de vives perceptions intérieures, « L’esprit qui médite sur l’apparition et la disparition, qui considère l’impermanence du monde, est la forme préalable de l’éveil » [20]. Il s’agit donc d’un état de veille, on le voit ; non d’un procès actif en réalité. Une telle stase ne saurait alors se traduire par le verbe narratif. C’est, au contraire, dans la naissance de la poésie, dans sa tension d’être, qu’elle s’accomplit le mieux et qu’elle fait conséquemment du récit leclézien une virtualité poétique, une espèce de mélange impur de récit et de poésie, un récit poétique, d’un mot, au sens où Jean-Yves Tadié entendrait certainement ce terme.
Stase involontaire
La stase involontaire, logiquement déterminée par des verbes de perception involontaire selon l’entendement de cette étude, chez Le Clézio, n’est pas tenue par des pulsions de désir ni de volonté de dévoilement. Elle ne vise pas, en effet, à faire transparaître, comme c’était le cas dans les stases volontaires, un au-delà du sensible immédiat. Le percevant involontaire leclézien voit plutôt simplement venir à lui (apparaître donc dans son champ de perception et sous un mode de transparence) des images qu’il subit en fait dès lors même que l’élémentaire entre en jeu dans ce procès particulier de cognition perceptive. Les personnages, psychiquement perturbés, qu’on voit dans Le Déluge mais aussi dans La Fièvre [21], en sont des exemples types, eux qui subissent des troubles hallucinatoires à cause du vent ou du soleil pendant de courts instants ici constitutifs de la stase. Loin de se servir de ces éléments pour communier pleinement avec l’univers, ce sujet percevant n’est en fait que le patient qui subit et non pas l’agent que les sémioticiens diraient actif. Son involonté est sans doute apparemment due au fait que
[t]ous les jours, nous perdons la tête à cause d’un peu de température, d’une rage de dents, d’un vertige passager. Nous nous mettons en colère. Nous jouissons. Nous sommes ivres. Cela ne dure pas longtemps, mais cela suffit. Nos peaux, nos yeux, nos oreilles, nos nez, nos langues emmagasinent tous les jours des millions de sensations dont pas une n’est oubliée (LF, 4ème de couverture).
[14] Françoise Bonardel, Philosopher par le Feu, Seuil, Points, « Inédit Sagesse », 1995, p. 19.
[15] « La recherche d’une vibration-couleur d’un plan subtil se fait par biorésonance avec les couleurs visibles, électromagnétiques » (Stéphane Cardinaux, Géométries sacrées, Op. cit., p. 30).
[16] Ibid., p. 26.
[17] Françoise Bonardel, Philosopher par le Feu, Op. cit., p. 19.
[18] J.M.G. Le Clézio, Terra amata, roman, Gallimard, « L’Imaginaire », 1967. Désormais TA.
[19] Ibid., p. 20.
[20] Dôgen Zenji, cité par Sophie Perenne, L’Obscure lumière des sages, Op. cit, p. 76.
[21] J.M.G. Le Clézio, La Fièvre, Gallimard, « L’Imaginaire », 1965. Désormais LF.